Tommaso Pardi, Directeur du Gerpisa, chargé de recherche au CNRS (IDHES)
Texte complet:
1. La marche forcée vers l’électrification
L’intervenant rappelle que l’Union européenne a mis en place des régulations depuis 2008 qui exigent une réduction progressive des émissions de la part des constructeurs automobiles par pallier successifs (entre 1998 et 2008 il s’agissait d’engagements volontaires). Ainsi, les prochaines étapes sont par exemple d’arriver à 95 CO2 g/km en 2021, à 80 g/km en 2025 et enfin à 60 g/km en 2030. En cas de non respect de ces réductions, les constructeurs risquent de très fortes pénalités (environ €30 milliards pour l’ensemble de l’industrie sur la base du niveau des émissions de 2019).
Lors d’un premier moment, les moteurs diesel ont été vus comme une manière de réduire les émissions. Ceux-ci consomment moins d’essence et donc seraient moins polluants (entre 20-25% moins d’émissions de CO2).
Cependant, le diesel gate éclate au grand jour en 2015. Les constructeurs ont triché, réduisant frauduleusement les émissions polluantes de moteurs diesel et d’essence lors de tests d’homologation. On a découvert un décalage important entre les mesures d’émissions en laboratoire et dans la vie réelle. Ce décalage pouvait aller jusqu’à 45 % pour les véhicules d’entreprise. L’industrie automobile affirmait avoir réduit ses émissions de 30 % entre 2000 et 2015, pourtant le vrai chiffre se situait aux alentours de 10 %.
Les institutions gouvernementales ont répondu au scandale en durcissant les régulations environnementales. Des nouveaux tests ont été introduits à Bruxelles et à partir de 2021 des dispositifs seront installés dans les véhicules pour mesurer la fiabilité des tests.
Pour Tommaso Pardi, ces deux facteurs (nouvelles régulations et diesel gate) ont fait qu’il est devenu de plus en plus difficile pour les constructeurs de réduire les émissions de CO2 des voitures. La seule manière d’arriver aux objectifs d’émission de 2020/2021 est de produire massivement des véhicules électriques.
2. La fuite en avant de la montée en gamme
L'intervenant constate depuis plusieurs années une progressive montée en gamme des constructeurs, ce qui a provoqué une augmentation des émissions. Ainsi, Pardi montre que la masse des véhicules a augmenté de 10 % entre 2008 et 2018 en moyenne, ce qui a fait augmenter les émissions de 7 %. Si l’on remonte encore plus loin dans le temps, on constate le même phénomène : une augmentation du poids du véhicule et donc des émissions.
L’intervenant constate la même chose pour les moteurs. Leur puissance augmente, les véhicules deviennent plus rapides, leur accélération augmente aussi. Ces deux facteurs contribuent également à augmenter les émissions. En quelque sorte, les constructeurs se sont rendus la vie encore plus difficile pour réduire les émissions, ce qui les a poussé ensuite à « optimiser » les tests d’homologation.
Tommaso Pardi rappelle que la montée en gamme peut être une stratégie normale pour les groupes premium, mais ce n’est pas évident que ce soit une stratégie viable pour les groupes généralistes. La force de ces derniers était auparavant de faire baisser le poids des véhicules, de faire des véhicules plus petits, plus compacts et moins chers (Renault Twingo, Peugeot 205, Ford Fiesta, etc.). Cette stratégie a-t-elle payé pour les généralistes ? Non, car leurs parts de marché des généralistes ont baissé ainsi que leurs profits.
En même temps, il se trouve qu’il est plus facile d’être en accord avec les régulations environnementales pour les véhicules lourds. Il est notamment plus facile d’introduire des technologies « vertes » – diesel, injection directe d’essence, etc. – dans des véhicules plus lourds et plus chers. L'intervenant estime qu'un effet de cela a été un upmarket drift, poussant structurellement le marché automobile vers le haut.
3. L’absence de réflexion sur les raisons de l’échec des régulations
Paradoxalement, le diesel gate n’a pas provoqué de réflexion, ni de critique du cadre réglementaire. Il y a seulement eu un durcissement de celui-ci. Des ONG environnementales ont eu un rôle important dans le durcissement du cadre réglementaire, mais ils n’ont pas poussé pour sa transformation. C’est le cas notamment de Transport & environnement, organisation devenue incontournable à Bruxelles. T&E ne souhaite ainsi pas modifier le marché automobile, il souhaite essentiellement l’électrifier.
Il ne s’agit donc pas d’empêcher les constructeurs de vendre des voitures plus polluantes telles que des SUV, il s’agit de les doter de batteries. Pour Pardi, il s’agit d’une vision libérale de l’écologie cohérente avec le « green deal » prôné par la nouvelle Commission Européenne, principalement orientée par l’innovation technologique. Dans cette vision, l’innovation technologique permettra enfin que les constructeurs s’adaptent à la régulation, alors que la transformation de la mobilité, la promotion de nouveaux usages automobiles, ainsi que la promotion d’une mobilité verte socialement inclusive, passent au deuxième plan.
Actuellement, le cadre réglementaire est basé sur le poids des véhicules, où la réduction du poids des véhicules n’est pas valorisée puisqu’elle rend plus difficile d’atteindre les objectifs réglementaires. Selon l’intervenant, ceci a pour effet de pousser les constructeurs à monter en gamme et en même temps à optimiser les tests d’homologation pour compenser l’augmentation des émissions engendrée par cette montée en gamme. Qu’est ce serait passé si le cadre réglementaire avait insisté sur la réduction du poids et de la puissance des véhicules au lieu de la susciter ?
Pour l’instant, peu d’acteurs, surtout gouvernementaux n’ont remis en cause la régulation elle-même, qui a pourtant provoqué un upmarket drift dans l’industrie automobile, qui a fait que les voitures sont devenues à la fois plus lourdes et plus polluantes. Aussi les ONG environnementales qui avaient soulevé la question en 2007/2008, semblent aujourd’hui la délaisser pour privilégier un compromis politique autour de l’électrification des véhicules existants.
Par ailleurs, comme le montre l’intervenant, entre 2001 et 2018, les voitures neuves sont devenues de plus en plus des produits de luxe, au lieu d’être des produits consommés en masse par les ménages. Leur prix a augmenté en moyenne de 40 % pendant cette période. Comme on l'a dit, cela concerne tant les fabricants de modèles haut de gamme que les fabricants de modèles bas de gamme.
Pourtant, les véhicules électriques du début de la décennie étaient petits, pensés pour l’autopartage (à l'image d’Autolib, exemple même du véhicule anti-premium). Les progrès technologiques importants réalisés ces derniers dix ans, notamment sur les batteries, ont néanmoins été utilisés pour améliorer les performances des véhicules de plus en plus lourds et encombrants, dont le prix a continué à augmenter.
Pour Pardi, l’électrification, du moins telle qu’elle se fait aujourd’hui, avec la tendance « vers le haut » des produits (upmarket drift), a plusieurs limites :
- Les batteries sont construites avec du cobalt et du lithium qui sont des matériaux rares dont l’extraction est très polluante. En doublant, voire en triplant la taille moyenne des batteries la pression exercée sur l’extraction et la disponibilité de ces matériaux augmente de manière significative.
- La production des batteries nécessite beaucoup d’énergie. Les véhicules électriques ont une dette de carbone dès qu’ils commencent à rouler, et celle-ci est d’autant plus importante que les véhicules sont lourds, puissants et dotés d’autonomies longues.
- Le prix des véhicules électriques rend leur diffusion aux ménages modestes plus difficile. Or ces véhicules ne sont vendus aujourd’hui que grâce à des généreuses contributions gouvernementales qui vont aux entreprises et aux ménages plus fortunés. Faute d’inclusivité sociale, le risque d’un rejet politique de la transition écologique devient plus important.
- Les pays de l’Europe centrale et orientale sont devenus des grands consommateurs de voitures, mais ils équipent essentiellement en vieux véhicules d’occasion importés des pays occidentaux. Ils auront donc du mal à s’adapter au cadre réglementaire européen, alors même qu’ils sont devenus au cours des années 2000 et 2010 les principaux contributeurs à la croissance des émissions de CO2 dans les transports.
Discussion :
Question : des acteurs importants, souvent négligés, de l’électrification et plus largement de la transition écologique, sont les organisations de salariés. La production de véhicules électriques nécessite une main-d’oeuvre moins nombreuse (-20 %). Qu’est-ce qu'ont dit les organisations de salariés sur l’élaboration des réglementations environnementales ? Y a-t-il eu des stratégies spécifiques face à cette marche forcée vers l’électrification ?
Réponse de l'intervenant : L’électrique a été promis comme la technologie qui va « protéger l’emploi » dans les pays riches. Mais les syndicats se disent malgré tout inquiets, car cela ne va pas compenser le départ massif de la production de l’électrique dans les segments low cost dans les pays à bas coût de la main-d’oeuvre.
Actuellement les syndicats sont plutôt passifs sur cette question, ils élaborent peu d’expertise.
Les moteurs électriques sont plus faciles à fabriquer, d’où moins de besoin en main-d’oeuvre. Un moteur électrique a moins de pièces. La perte de 20 % de la main-d’oeuvre se trouve chez les constructeurs et mais aussi chez les équipementiers. Notamment, les batteries sont des véritables commodities, elles ne sont pas produites par les constructeurs, mais par les équipementiers.
Question : y a-t-il une contradiction plus profonde, entre le mode de croissance et de création de la demande ?
Réponse de l’intervenant : La question du marché est centrale dans la stratégie d’électrification. C’est un marché de renouvellement, donc pour des gens qui remplacent leur voiture. Il faut séduire des gens qui ont déjà une voiture avec des modèles plus performants, d’où la montée en gamme.
Pendant les Trente Glorieuses les véhicules étaient de moins en moins chers. Il s’agissait d’équiper tous les ménages, c’était une véritable démocratisation des voitures. Aujourd’hui, il y a un changement de paradigme. Les constructeurs ciblent des ménages qui ont déjà des voitures et aussi les ménages les plus riches.
Pour l’intervenant, il ne faut pas oublier que la batterie devient la composante stratégique du véhicule. D’après certaines, le véhicule électrique est une batterie sur roues. C’est une composante stratégique en termes de poids et de coût (la batterie coûte entre 30 et 40 % du prix du véhicule).
Les véhicules électriques étaient au départ très atypiques, même si la Renault Zoé électrique était produite sur une plateforme partagée. Aujourd’hui les constructeurs vont vers des plateformes dédiées pour optimiser la fabrication des véhicules électriques. Mais cela a des coûts supplémentaires. Ils peuvent toutefois rentabiliser ces investissements par des volumes conséquents. Cela suppose une capacité d’absorption du marché et des subventions des gouvernements. Il y a encore des incertitudes.
Question : est-ce que l’électrique low-cost, voir le lancement imminent de la Dacia Spring, changera la donne ?
Réponse de l’intervenant : La montée en gamme généralisée du marché ouvre de possibilités pour l’électrique low-cost qui est délaissé par la quasi-totalité des constructeurs. Mais compte tenu des contraintes d’autonomie et recharge associées au VE, un véhicule électrique low-cost aura tout de même plus de mal que le reste de la gamme Dacia à trouver son marché. Un tel VE, comme ceux lancés au début des années 2010, nécessiterait un changement de paradigme, notamment de la propriété à l’usage, et aussi un réseau dense de recharge pour pallier la moindre autonomie, or le cadre réglementaire européen ne favorise pas ce changement de paradigme, et les politiques nationales pour le promouvoir semblent en général peu efficaces. Par contraste, le véhicule électrique premium permet de remplacer le véhicule conventionnel sans changer de paradigme, et c’est la voie qui est en train de s’imposer.