Faut-il déserter l’ACEA pour se faire entendre ? Le pari très politique de Carlos Tavares
La chronique hébdomadaire de Bernard Jullien Ancien directeur du Gerpisa, maître de conférences en économie à l'Université de Bordeaux et conseiller scientifique de la Chaire de Management des Réseaux du Groupe Essca.
Les turbulences persistantes, que la négociation de la mutation majeure de l’industrie automobile en cours implique, rendent plus difficiles encore que d’habitude l’action collective de branche. Il est dès lors tentant pour des constructeurs déçus par les défaites successives de leur lobby face au politique et aux ONG environnementales de jouer solo et, instruit par le précédent Volkswagen, Carlos Tavares a cette semaine fait ce choix. Simplement, là où Volkswagen avait joué la discrétion, Stellantis est beaucoup plus explicite et prend le risque de se poser, assez maladroitement sans doute, en concurrent direct du politique.
La décision de déserter l’ACEA prise par Carlos Tavares le 13 juin est interprétée comme une espèce de mouvement d’humeur d’un client face à son prestataire de services de lobbying qui aurait failli en ne parvenant pas à faire valoir face au Parlement européen les arguments de Stellantis. Dans la mesure où cette défaite à Bruxelles s’inscrit dans une longue séquence entamée avec l’affaire Volkswagen aux Etats-Unis à l’automne 2015, on peut comprendre que le deuxième constructeur européen soit tenté de faire cavalier seul après avoir essayé en vain de "jouer collectif".
On se rappellera à ce sujet que, en 2018-2019, Carlos Tavares lui-même avait -alors que PSA avait déjà racheté Opel mais n’avait pas entamé son rapprochement avec FCA- assuré la présidence de l’ACEA et échoué dramatiquement dans ses tentatives de convaincre les députés européens de renoncer aux objectifs de réduction CAFE qu’ils entendaient imposer aux constructeurs pour la période 2021-2030.
On pourra aussi rappeler que dans l’histoire plus longue du lobbying constructeur, les relations PSA-ACEA avaient fort mal démarré (1). En effet, l’ACEA a été créée en 1991 pour prendre la suite de du CCMC (Comité des constructeurs du marché commun). Le second était un club de constructeurs dont la "nationalité" était européenne et qui, en Europe et ailleurs dans le monde, entendaient faire valoir leurs intérêts. Conformément à ce qu’était initialement le "projet européen", éviter que le Marché commun ne soit un levier qui faciliterait la domination de grandes entreprises non européennes était l’objectif prioritaire du CCMC et, contrairement à ce que souhaitaient certains plus "atlantistes" dont les Allemands faisaient partie, il n’était dès lors pas question d’offrir des sièges aux Américains –et, plus tard, aux Japonais ou Coréens- au CCMC. Au moment où l’ACEA est envisagée puis créée, les Anglais ont –avec Margaret Thatcher- sabordé leur champion national et s’apprêtent à accueillir les investisseurs japonais. Il s’agit de créer un club de "constructeurs présents en Europe" qui accueillera d’emblée Ford et GM et n’aura dès lors ensuite pas de raison de principe pour s’opposer à ce que Toyota, Honda ou Nissan intègrent le club. A l’époque, Jacques Calvet proteste très véhémentement contre ce qu’il tient pour une suicidaire hérésie et refuse d’embarquer PSA dans le nouveau navire. PSA finira par abandonner sa politique de la chaise vide en 1994 mais 28 ans plus tard Carlos Tavares semble vouloir clore l’histoire comme elle avait commencé.
Le parallèle s’arrête là puisque Jacques Calvet croyait lui en l’action collective de la branche au plan européen et, comme cela avait été le cas depuis le début des années 50, souhaitait que le club conduisant ce travail politique dans la Communauté européenne soit un club fermé qui n’ait pas à se soucier des intérêts de constructeurs non européen. Carlos Tavares a lui des préoccupations assez différentes : il ne digère pas ce qui s’est passé depuis 2015 et, constatant que l’outil ACEA incarnant l’action de la branche a depuis 7 ans fait la preuve de son inefficacité pour inverser la tendance à la perte d’influence des défenseurs de la cause automobile, veut tenter l’aventure lobbyiste en solo. Il semble persuadé (ou feint de l’être) que cette question politique est soluble dans la science et la mise en évidence des faits. Stellantis annonce que le travail que fait mal l’ACEA aujourd’hui sera demain assuré par la structuration d’un nouveau "forum" et, nous dit Les Echos :
"ce nouveau forum sera ‘basé sur des faits’, explique le constructeur qui reprend à son compte une formulation proche de celle employée dans le domaine climatique où l'on parle de politiques ou de stratégies ‘basées sur la science’".
Au-delà de la critique adressée en creux à l’ACEA, Carlos Tavares caresse d’évidence dans le sens du poil tous ceux qui voient dans la prohibition en 2035 et dans les décisions qui l’ont précédée un délire idéologique auto-alimentée par des élites hors sol ignorantes des faits et réalités scientifiques, technologiques, industrielles et commerciales. Les carences de l’ACEA ne seraient au fond que le reflet de celles de ces interlocuteurs bureaucrates ou politiques bruxellois : enfermés dans un monde et un vocabulaire structurés autour de l’urgence climatique et de la conviction que l’on ne va jamais assez loin et assez vite face à elle, les uns et les autres s’interdiraient de regarder les faits et verraient tout rappel aux réalités comme une manœuvre dilatoire des industriels surtout soucieux de ne rien faire ou un "chantage à l’emploi".
Il n’y aurait, dès lors, d’espoir d’un retour à la raison qu’à travers la rupture de ce cercle réputé organiser une forme de schizophrénie délétère de l’action publique. Carlos Tavares, dans un élan rationnalo-populiste, va ici jusqu’au bout des convictions que révélaient déjà ses "sorties" médiatiques savamment distillées depuis plusieurs mois ou années. Il en reprend dans l’annonce de la création de "son" forum le vocabulaire et les thématiques en défendant par exemple que la mobilisation de l’ensemble des parties prenantes et expertises permettra enfin un examen à 360° des questions (mal)traitées jusqu’alors par le politique.
Un peu comme l’appartenance au "camp républicain" dans les débats politiques de l’entre-deux-tours, cette capacité à conduire cet examen à 360 peut être revendiquée par lui mais le sera aussi par d’autres dont les ONG comme Transport & Environment ou la Commission ou le Parlement européen. Ils feront alors valoir que, eux n’ont pas à défendre leurs actionnaires, leurs profits, leurs usines, leurs parts de marché et/ou leurs choix technologiques plus ou moins judicieux passés et en cours. Fondamentalement, il sera difficile à Carlos Tavares de convaincre les citoyens, la presse ou les politiques que les travaux et avis issus de son forum sont intrinsèquement supérieurs à ceux disponibles par ailleurs et que le fait qu’une entreprise seule finance le dispositif donne de ce point de vue plus de gages que lorsque c’est un consortium qui le fait.
En effet, contrairement à ce qu’il prétend, si l’on n’est pas trop paresseux, sur chacune des questions posées (recyclage, recharge, production d’électricité, disponibilité des matières premières, effets sur l’emploi, vitesse de renouvellement des parcs …), on trouvera une littérature très importante et, en concaténant ces différents apports, on ne sera pas très loin de l’examen à 360°. Simplement, sur la plupart des dossiers que l’on ouvre ainsi, les faits ne se suffisent pas à eux-mêmes : il y a débat car il y a des arbitrages à rendre, des choix à faire, des parties prenantes dont il faut accepter qu’elles soient lésées et d’autres que l’on favorisera. Cela s’appelle la politique ou le gouvernement de l’industrie automobile et de la transition que l’on entend qu’elle fasse et il n’est pas scandaleux que ces choix ne soient pas discutés dans un Forum Stellantis mais dans les arènes dont c’est le rôle de structurer le débat démocratique. Et, s’il s’agit d’être un interlocuteur légitime du politique et/ou d’ailleurs des organisations syndicales représentant les travailleurs de la branche, l’organisation de branche n’est pas forcément la pire.
A un moment où l’industrie a à négocier cette transition et son sort pour les années à venir dans les sociétés qui les accueillent, les industriels comme leurs interlocuteurs politiques ou syndicaux à Bruxelles, Berlin, Paris, Rome ou Madrid ont tout intérêt à défendre plutôt qu’à remettre en cause ces solidarités de branche. Néanmoins, il faut bien avoir en tête le fait que ces solidarités sont de toute façon très difficiles à perpétuer. Elles le sont lorsque l’on est dans un régime de routine parce que les entreprises sont en concurrence et n’ont pas toutes le même positionnement, les mêmes fonctions de coûts … . Elles le sont plus encore lorsqu’il faut opérer des réorientations profondes. C’est ce qui a nui à l’efficacité du lobbying de l’ACEA que VW a plus ou moins déserté sans le dire pour impulser une électrification à marche forcée en Europe : conscients qu’ils leur fallaient abandonner très rapidement le cheval diesel pour en enfourcher un nouveau apte à redorer leur blason et à les rendre audibles politiquement, les dirigeants de Volkswagen n’ont pas participé à tous les efforts de leurs collègues, fussent-ils allemands, pour retarder les échéances. Ils ne sont pas de même préoccupés du soldat hydrogène qu’ils ont joyeusement canardé avec constance depuis plusieurs années.
Les discours tavaressiens sur la neutralité technologique ne les ont de même pas convaincus. C’est sans doute une des raisons qui explique le choix de Stellantis : à la tête d’un groupe qui pèse désormais presque aussi lourd que son challenger, Carlos Tavares rêve de faire seul mieux que lorsqu’il acceptait de faire cause commune avec les autres constructeurs. Volkswagen n’a pas officiellement quitté l’ACEA et s’est contenté pour retrouver en peu d’années sa capacité d’influence dégradée par ses mensonges d’un lobbying assez classique et n’a pas jugé nécessaire de constituer dans son sillage une arène alternative à celles qui à Berlin ou à Bruxelles sont légitimement investies des missions de régulation de l’industrie. Stellantis pense opportun de jouer très différemment. L’avenir dira si être beaucoup plus bruyant paye davantage que de rester discret.
(1) Jullien B., Pardi T., Ramirez S.(2014), "The EU’s government of automobiles: from ‘harmonization’ to deep conflict", à paraître in Jullien B., Smith A., 2014, The EU’s Government of Industries: Omnipresent, Incomplete and Depoliticized, Routledge
La chronique de Bernard Jullien est aussi sur www.autoactu.com.
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