Les constructeurs doivent-ils se préparer à un "retour à la normale"?

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Dans l’interview de Marc Hedrich, Président de Kia France, publié par Autoactu le 16 novembre, on lit : "Aujourd’hui, la situation est facile avec une capacité insuffisante à produire ce que demandent les clients, à un moment donné cela va se retourner". Si l’on suit ce raisonnement a priori sensé alors la perception que l’on peut avoir de la pertinence stratégique des nouveaux contrats de distributeurs se modifie sensiblement.

Alors que le landerneau automobile européen n’a d’yeux que pour les nouveaux contrats que les deux principaux constructeurs que sont VW  et Stellantis proposent à leurs réseaux, il devrait peut-être écouter avec davantage d’attention les arguments de ceux qui doutent de ces choix. Cela apparaît d’autant plus important que même les deux constructeurs les plus déterminés en apparence à sauter le pas qui consiste à transférer le portage des stocks de leurs réseaux à eux même se donnent un peu de temps et réservent pour l’instant le nouveau schéma contractuel à la gestion d’une partie de leurs produits seulement.

Outre les incertitudes juridiques et fiscales qui persistent au plan européen comme aux niveaux nationaux, il est plus que probable que ceci renvoie à des débats internes et que, de la même manière qu’il y a entre les constructeurs et les marques des partisans et des opposants aux contrats d’agence, il y ait dans les états-majors de Stellantis ou de Volkswagen des voix dissonantes qui cherchent à tempérer les ardeurs réformatrices majoritaires.

Lorsque nous évoquions cette même question en avril, nous avions pu nous appuyer sur les propos tenus par Frank Marotte, Président de Toyota France, dans l’interview qu’il avait accordé début mars à Autoactu. Décrivant le statut d’agent, il le voyait comme "un intermédiaire qui serait déresponsabilisé" et craignait qu’alors "le client pourrait être surpris et frustré de constater que son interlocuteur n’a plus l’entière responsabilité de sa relation avec la marque".  

C’est le président de Kia France, Marc Hedrich, qui, dans l’interview qu’il a accordée à Florence Lagarde, nous souffle notre argument en cette fin novembre lorsqu’il affirme : "La crise des semi-conducteurs ne sera pas éternelle. Les Chinois vont arriver, les volumes produits vont augmenter. Cela commence. En ce qui nous concerne, nous avons un peu plus de visibilité, nos volumes augmentent et on me demande de faire plus. Aujourd’hui, la situation est facile avec une capacité insuffisante à produire ce que demandent les clients, à un moment donné cela va se retourner".

Dit autrement, la situation actuelle est, au sens propre, "extra-ordinaire" et fonder une stratégie de long terme sur des constats faits dans les deux dernières années est sinon absurde du moins extrêmement risqué. A mots à peine couverts, Marc Hedrich le suggère lorsque, en toute – fausse - modestie, il affirme : "On verra si nos confrères qui vont vers des contrats d’agents nous prouvent que nous avons tort. Nous sommes curieux de voir comment va fonctionner le système d’agent".

Olivier Hanoulle du cabinet Roland Berger reprend le même argument concernant en particulier le véhicule électrique et affirme que "les constructeurs sont encore dans une période un peu bénie" dans laquelle la demande excède l'offre et permet de réaliser des marges confortables mais, ajoute-t-il "dans quelques années, quand on aura retrouvé une situation plus équilibrée, voire de surcapacité, leurs marges diminueront".
Il n’en tire probablement pas les bonnes conclusions lorsqu’il prétend que c’est en anticipant cette baisse prévisible de leurs marges que les constructeurs conçoivent des contrats d’agence pour disposer de "leviers pour accroître leur rentabilité future". Il a en effet sans doute raison concernant l’ambition mais tout le problème va naître de la capacité des constructeurs avec agents à gérer les surcapacités et à assurer à leurs usines, à leurs salariés, à leurs fournisseurs et in fine à leurs actionnaires les volumes dont ils ont tous besoin pour amortir les investissements très lourds qu’exige le passage au véhicule électrique.

Paradoxalement, les constructeurs ont tendance à privilégier, en raison des sous-capacités que O. Hanoulle décrit, les gammes électriques (avec le premium et le VU) comme les cibles de leurs politiques de passage aux contrats d’agence. Il s’agit là d’une forme de prudence qui permet de ne pas demander aux cœurs des gammes d’essuyer les plâtres des nouveaux contrats mais d’en tester la pertinence sur d’assez petits volumes.

Dans le contexte particulier de 2022 où le véhicule électrique n’atteint pas encore 15% des immatriculations totales en Europe, où les aides à l’achat restent très importantes et où les commandes excèdent généralement les capacités de livrer, le laboratoire risque bien d’être le moins probant qui soit.

En effet, les inquiétudes qui s’expriment déjà concernant la surproduction européenne de batteries dès l’horizon 2030 concerneront rapidement les ventes de véhicules électriques à batterie (VEB) et les contrats d’agents risquent bien alors de ne pas être les "leviers pour accroître leur rentabilité future" dont rêvent les constructeurs et Roland Berger mais des pièges pour eux qui devront alors porter des stocks beaucoup plus "collants" ("sticky") et en organiser eux-mêmes la braderie sans l’aide de réseaux qu’ils auront déresponsabilisé et désincité à continuer d’aller se battre pour les volumes et les parts de marché.

La bataille pour imposer ses marques comme légitimes sur le VEB est déjà largement entamée mais elle ne passe pas encore par une vraie bagarre sur les parts de marché et les volumes car personne n’a les moyens de la livrer étant données les pénuries de composants. Les comportements de nouveaux entrants comme MG, l’encombrante présence de Tesla et l’offensive très puissante de Hyundai-Kia convergent pour suggérer que les marques dominantes aujourd’hui en Europe auront, dans les mois et années à venir, à livrer, dans un contexte surcapacitaire, une très rude bataille pour préserver leurs parts de marché et – donc - leurs facultés d’amortir les investissements à consentir.

Faire l’hypothèse opérationnelle de Stellantis ou Volkswagen dont les marques seront parmi les plus attaquées dans ce contexte est tout sauf évident. Les questions industrielles et économiques qui ont traditionnellement mis les volumes au cœur du jeu stratégique automobile sont de ce point de vue les premières dont il faut se souvenir.

Va se surajouter très rapidement la question du contrôle des flux de véhicules d’occasion : les constructeurs espèrent vendre les VEB deux ou trois fois durant leurs cycles de vie mais, économiquement comme opérationnellement, ils ne pourront pas porter tout ce business seul et devront alors laisser – comme cela semble être envisagé chez Stellantis - leurs agents ou concessionnaires reprendre eux-mêmes une part des véhicules que leurs clients auront loué. 

Tout ceci semble indiquer que, à mesure que l’on quitte le terrain des plans ou intentions pour aborder celui de l’opérationnel et que l’on doit se projeter dans des mois ou années où les surcapacités reviendront, les constructeurs les plus révolutionnaires commencent à être, de fait, un peu plus attentifs aux assez solides arguments que ceux qui font d’autres choix ont à opposer à leur argumentaire.

Bruxelles a accordé cet été aux sceptiques de l’électrique une "clause de revoyure" en 2026. Il se pourrait bien que Volkswagen ou Stellantis accordent de facto de telles clause à leurs réseaux bien regroupés derrière leurs groupements pour aborder la phase de systématisation des contrats d’agents avec un peu moins de verticalité et d’assurance.

28/11/2022

La chronique de Bernard Jullien est aussi sur www.autoactu.com.

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