Faut-il troquer la vieille, polyvalente et chaotique Alliance contre cinq nouvelles entités spécialisées?

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Comme le soulignait Florence Lagarde vendredi, le discours sur la méthode tenu par Luca De Meo et ses équipes aux aurores mardi a semblé convaincre la presse mais n’a pas réellement séduit les analystes et les marchés. Cela tombe mal car, de toute évidence, ce sont d’abord eux qui étaient visés puisque c’est le sort qu’ils font au titre Renault que le projet vise à conjurer. Derrière la réorganisation, c’est l’avalisation d’un affaiblissement de l’Alliance qui est en cause.

En isolant, fût-ce fictivement, les activités électriques dans Ampere, Luca de Meo et ses équipes pensent être à même de faire en sorte que la nouvelle entité soit valorisée à 10 milliards d’euros (l’équivalent de la valeur de Renault au 11/11/2022) alors même qu’elle serait très minoritaire en termes d’activité et d’effectifs et destinée à être plutôt déficitaire pendant quelques années. Si ce devait être le cas, les parts de Ampere qui seraient achetées par les partenaires ou par le public permettraient de faire rentrer de l’argent frais au moment de l’introduction en bourse sans alourdir l’endettement de l’entreprise et sans déstabiliser la structure actionnariale de Renault, rebaptisé Power dans le projet.

Ainsi, si Power décidait de détenir 55% de Ampere et ne proposaient que les 45% restant à d’autres actionnaires (Nissan, Mitsubishi, Qualcomm, des fonds, le public …), alors ce seraient 4,5 milliards d’euros d’argent frais que l’opération génèrerait. En l’état actuel de la capitalisation de Renault, obtenir le même montant par une augmentation de capital reviendrait à proposer des titres représentant 50% de l’actuelle valeur de l’entreprise et 33% de sa valeur après augmentation … Si l’Etat et Nissan ne souscrivaient pas à l’augmentation de capital, ils verraient leur participation baisser à 10%.

Ce volet qui relève de l’ingénierie financière et fait le pari que, sans forcément voir Ampere comme un alter ego de Tesla recélant les mêmes promesses, les investisseurs pourraient mieux traiter Ampere qu’ils ne traitent Renault est plutôt bien perçu par les analystes.
Ils savent néanmoins, quand ils examinent les plans pluriannuels d’investissement dans l’électrique des grands constructeurs mondiaux que Renault aura besoin de bien plus que de 4 à 5 milliards d’euros pour rester dans la course.

Sous ce rapport, les annonces de mardi ont évidemment été associés à une déception : l’autre entité qui accueillera les usines et activités d’ingénierie associées au thermique et aux motorisations hybrides ne permettra pas de faire rentrer d’argent frais. En effet, il ne s’agira pas pour Renault de monnayer le partage de ses technologies et moyens industriels avec Geely moyennant un versement ouvrant le droit à 50% des parts dans Horse. Geely aura 50% de la co-entreprise Horse en apportant ses propres actifs (salariés, usines, clients, technologies …) mais sans débourser un euro. Si Renault a besoin de financer sa transition, il faudra trouver de l’argent ailleurs.

Ici intervient la partie du dossier que Luca de Meo aurait souhaité ne pas aborder mais dont il a évidemment dû rendre compte pour indiquer que, contrairement à ce que - comme les analystes - il aurait souhaité, rien n’était encore décidé : l’Alliance et l’évolution de la participation de Renault dans Nissan. Comme l’ont écrit certains journaux anglo-saxons, la question de l’Alliance dans cette histoire de scission-réorganisation est, depuis le début, "the elephant in the room" : il est évident que tout s’y réfère mais personne ne le dit.

De fait, si l’on réfléchit aux besoins de financement de la transition vers l’électrique, ils ne sont d’évidence pas du même ordre selon qu’il faille développer ses plateformes, moteurs ou technologies de batteries seul ou avec Nissan. De même, si l’on envisage de procéder par emprunt pour faire face aux dits besoins de financement de la transition, on se demandera quels profits Renault dégagera à l’avenir pour les rembourser et lesdits profits ne seront pas les mêmes selon que l’entreprise conservera ou non ses 43% dans Nissan et touchera ou non par conséquent les dividendes associés aux profits du japonais.

On sait qu’il est question que le fameux "rééquilibrage" que les Nissan appellent de leurs vœux soit acté. Les 28% de Nissan qui seraient alors cédés sont l’éléphant dans la pièce que l’introduction en bourse de Ampere voudrait masquer : en l’état actuel de la capitalisation de Nissan, ces 28% valent moins de 4 milliards d’euros. Cela correspond à une valeur de l’action Nissan à 3,5 euros, en retrait de 37,5% par rapport à celle d’il y a un an. En ne se précipitant pas pour les vendre et en attendant que les cours remontent et/ou que le taux de change euro/yen (qui a perdu 25% de sa valeur en 2022) soit plus favorable, Power pourrait retirer de ces cessions de quoi financer une part significative de ses besoins.

Luca De Meo et les dirigeants de Nissan ont amorcé une stratégie de communication qui consiste à dire que les uns et les autres tiennent beaucoup à l’Alliance et entendent bien ne pas dévaloriser cet actif que 23 années de collaboration ont permis de construire. Ce serait précisément pour redonner de l’élan à ladite Alliance que ce rééquilibrage, souvent évoqué et jamais effectué, serait enfin décidé. Ainsi, nous est proposée une rhétorique paradoxale qui prétend que c’est en s’éloignant capitalistiquement de Nissan et en se privant de l’essentiel des moyens de faire pression sur ses dirigeants que l’on maximiserait les chances de les rendre coopératifs et attentifs aux intérêts de Renault.

Chez Renault, on fait valoir que, avec les aménagements du RAMA (Restated alliance master agreement) qu’il a fallu consentir pour faire avaler la pilule des droits de vote double en 2015, les 43% ne servent pas à grand-chose car les représentants et dirigeants de Renault ont sur les Nissan un contrôle limité. Dans le Figaro, après avoir souligné que l’idée de fusion avait été définitivement rejetée depuis l’arrestation, B. Bayart soutient cette thèse et écrit : "Il faut même faire le deuil de l’idée d’un contrôle de Renault sur Nissan. Une illusion depuis les accords de 2015, qui ont neutralisé les droits de gouvernance du Losange chez le Japonais."

Pourtant, chez Nissan, on insiste sur le fait que, avec la participation de Renault de 43,4% acquise il y a plus de 20 ans, la direction de Nissan se sent contrainte et il est bien clair que, lorsqu’il dirigeait l’ensemble, à chaque fois que Carlos Ghosn devait rendre des arbitrages au détriment des Nissan et au profit des Renault, les 43% étaient, au moins implicitement, dans la balance.

De la même manière, lorsqu’il s’agit de décrire l’état actuel des coopérations, on fait volontiers valoir le peu d’allant mis par les Nissan à faire vivre celles existantes et à en lancer de nouvelles. Quant aux "convergences" sur lesquelles travaillait la structure dédiée à l’Alliance autrefois, elles ne sont même plus évoquées. On demande ainsi aux uns et aux autres de prendre acte en 2022 d’une perte de substance de l’Alliance qui obligerait Renault et ses dirigeants à concevoir une stratégie en solitaire à laquelle l’allié contribuerait à la marge.

Ainsi de la même manière que les solutions d’hybridation conçues et retenues pas les deux entreprises ne sont pas les mêmes, il n’est pas certain que, sur la chimie des batteries et, singulièrement, sur les "batteries solides", l’Alliance fonctionne : ce que Nissan découvrira sur ce terrain pourrait ne pas être disponible pour Renault qui devra alors faire, avec d’autres partenaires, ses propres investissements. Si tel est le cas c’est bien sûr parce que, depuis 4 ans, l’Alliance n’a plus été animée comme elle le fût. A. Guillet avait en octobre intitulé un article sur le sujet : "L’alliance est un sport de combat".

Cela restitue bien l’idée que le choix fait depuis 1999 a été de ne pas utiliser la position dominante de Renault sur le papier pour imposer à Nissan, comme on l’aurait fait dans le cadre d’une simple acquisition, des décisions et des méthodes. Cela a obligé l’attelage à travailler en tension et, souvent, en conflit mais, sous ces contraintes, les coopérations, convergences et synergies ont souvent été trouvées au prix, il est vrai, d’une dépense d’énergie et d’une mobilisation des directions qui ne pouvaient faiblir sans obérer la soutenabilité de cette organisation fonctionnant en déséquilibre.

L’état de l’Alliance en 2022 n’est que le résultat des choix fait depuis le départ de Ghosn : Jean-Dominique Senard avait, à son arrivée, en pleine tourmente, envisagé une solution avec FCA que beaucoup d'entre nous avait considérée comme un refus de faire face à la difficulté conduisant à "lâcher la proie pour l'ombre". Il joue depuis l’apaisement en acceptant de laisser les Nissan faire, dans leur coin, ce qu’ils entendent ; Luca De Meo se considère quant à lui comme le patron de Renault qui doit trouver pour son entreprise une stratégie soutenable indépendamment de ce qu’apporte – ou, dirait-il sans doute, n’apporte pas – l’allié. Très clairement, l’incessant combat pour maintenir l’Alliance à flot n’a plus été mené et il paraît plus raisonnable de raisonner désormais sans.

Par rapport à cette bizarrerie organisationnelle qu’a été l’Alliance, les analystes ont toujours été sceptiques et ont plutôt milité pour une fusion qui aurait conféré à l’ensemble une organisation plus standard. Luca De Meo ne les satisfait qu’à demi puisque, peu désireux de se lancer dans le sport de combat qu’affectionna longtemps Carlos Ghosn et une large part des équipes de cadres de Renault et de Nissan, il est venu défendre devant les analystes la semaine passée une organisation au moins aussi baroque dans laquelle le constructeur se voit "éparpillé façon puzzle" entre des entités susceptibles de nouer chacune, pour trouver les ressources que n’apporte plus le partenaire, leurs propres alliances.

Le "narratif" de cette organisation horizontale très originale qui laisse sceptique bien des observateurs et acteurs est résumée par une métaphore sportive répétée à l’envi par De Meo et rapportée ainsi par Le Monde la semaine dernière : "Avant, les constructeurs automobiles ne faisaient qu’un seul sport. Aujourd’hui, on nous demande d’exceller dans au moins cinq disciplines. Je préfère entraîner cinq athlètes ou cinq équipes si vous voulez, plutôt qu’une seule… Renault devient une équipe d’équipes."

T. Piéton, directeur financier, ajoute ainsi que, en associant ses nouvelles activités avec les meilleurs partenaires disponibles, "Renault espère gagner des médailles dans ces différents sports au lieu de rester à un niveau moyen dans les cinq".
Les analystes s’inquiètent à bon droit des doublons que la direction s'est battue pour supprimer lors d'une restructuration drastique à la fin de 2020 .

Ainsi, Romain Gillet, analyste automobile chez S&P Global, déclare à Reuters qu'il n'était pas clair, d'un point de vue opérationnel, où les fonctions transversales telles que les ressources humaines et le support client tomberaient. Tom Narayan, de RBC enfonce le clou et souligne que "les frontières ne sont peut-être pas aussi nettes qu'elles ont été présentées" tout en se demandant dans quelle mesure les activités liées aux véhicules électriques pourront être séparées des activités liées aux moteurs à combustion, étant donné qu'elles partagent certaines activités de fabrication et de conception et ne méritent pas, par conséquent, selon presque tous les autres constructeurs, d’être isolées.

Ainsi, on peut se demander si ce n’est pas pour se débarrasser d’une Alliance dans laquelle ils n’ont pas investi comme il aurait fallu depuis deux à quatre ans et trouver des moyens de financer une "transition solo" que les dirigeants de Renault se lancent dans une réorganisation de très grande ampleur qui fait suite à une série d’autres. En effet, outre que, financièrement, les hypothèses retenues semblent assez fragiles, les besoins de financements et les moyens de les couvrir ressortent comme très dissemblables selon que l’on parie ou non sur la pérennité et la vivacité de l’Alliance.

Quant à la très imaginative nouvelle organisation en cinq entités distinctes mais liées, elle peine à convaincre car l’idée qu’il faille désormais aux constructeurs pratiquer des sports trop différents les uns des autres pour que les classiques organisations multidivisionnelles puissent s’en accommoder est bien fragile et n’est pas retenue par la très grande majorité.

Renault va beaucoup mieux car le travail fait dans la vieille organisation rénovée paye et permet de proposer une gamme convaincante. Nissan va mieux malgré la baisse phénoménale des volumes que l’entreprise subit.

Il était temps de ne rien faire d’autre que de relancer l’Alliance. Si c’est effectivement pour cela que toute cette énergie est dépensée, on ne pourra que s’en féliciter. Si c’est en cultivant l’espoir de voir le Renault éparpillé façon puzzle faire mieux que le Renault uni et allié, on peut à bon droit douter de la pertinence des propositions.

14/11/2022

La chronique de Bernard Jullien est aussi sur www.autoactu.com.

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