La realpolitik du Clepa et le surinvestissement politique de l’échéance 2026
La chronique hébdomadaire de Bernard Jullien Ancien directeur du Gerpisa, maître de conférences en économie à l'Université de Bordeaux et conseiller scientifique de la Chaire de Management des Réseaux du Groupe Essca.
La donne européenne est maintenant structurée par l’échéance 2035 et on peut avoir l’impression que les hésitations, tergiversations et débats sont désormais clos. En fait, parce que certains dossiers comme celui des poids lourds restent ouverts et, surtout, parce qu’une espèce de "clause de revoyure" a été ménagée en 2026, les opposants à l’électrique feignent d’adhérer à l’accord mais n’ont pas dit leur dernier mot. L’explication du texte de l’éditorial du secrétaire général du Clepa paru le 2 novembre permet de s’en convaincre.
Représentant les intérêts des petites et grandes entreprises européennes de l’amont de la filière automobile, le Clepa redouble d’activité politique ces derniers mois. Après avoir publié un rapport (réalisé par PwC) sur le devenir de l’emploi dans le domaine des groupes motopropulseurs en décembre 2021 et un autre (réalisé par Roland Berger) sur l’impact de l’électrification sur les marchés de la rechange en septembre 2022, le Clepa a, par la voix de son nouveau secrétaire général, Benjamin Krieger, réagi le 2 novembre aux décisions annoncées fin octobre à Bruxelles. Dans son éditorial à la Lettre de l’organisation, il affirme ainsi dans le titre son texte : "Le succès du Green Deal est directement lié à la compétitivité européenne".
Toute l’intelligence politique de ce positionnement consiste à ne pas remettre en question – tout au contraire – l’ambition de l’accord, définie en termes de décarbonation et inscrite dans le fameux "green deal" qui vise la neutralité carbone à l’horizon 2050 pour ne discuter que des modalités de gestion de cette transition.
Le texte enchaine ainsi ces trois phrases :
1/ "Les équipementiers automobiles soutiennent l'objectif d'une mobilité neutre sur le plan climatique et disposent des technologies pour en faire une réalité."
2/ "Toutefois, l'objectif d'électrification le plus ambitieux ne sera pas atteint s'il n'est pas accompagné de politiques visant à garantir les infrastructures de recharge et de ravitaillement, l'énergie verte, l'accès aux matières premières et une transition juste."
3/ "Les objectifs environnementaux doivent tenir compte des dimensions sociales et économiques."
Le secrétaire général du Clepa adosse son propos à une étude d’opinion appelée "Pulse Check" (prise de pouls) conduite tous les 6 mois par Mc Kinsey pour son organisation auprès des chefs d’entreprises équipementières en Europe.
L’étude établit que malgré les mesures de court terme qu’ils ont pris, 23 % des fournisseurs prévoient d'enregistrer des pertes en 2022, 27 % prévoyant une perte en 2023. Soulignant que 70% des fournisseurs opéreront bien en dessous des marges Ebit de 5%, l’étude montre, affirme B. Krieger que "le financement de la transition verte et numérique devient de plus en plus difficile". Si elles survivent, les entreprises risquent de n’avoir les moyens d’investir ni en R&D ni en ressources humaines et de laisser d’autres développer les moyens technologiques de satisfaire les exigences que l’Europe se fixe pour 2035. Il en déduit d’abord que sans ménager aux équipementiers un "accès à une énergie abordable dans l'UE et le partage équitable de la charge des coûts de l'inflation tout au long de la chaîne d'approvisionnement, la compétitivité", on ratera le rendez-vous.
Ceci revient à demander au politique d’intervenir éventuellement financièrement et de faire simultanément pression sur les constructeurs pour qu’ils n’asphyxient pas leurs "partenaires" amont au pire moment. Sur le second aspect, on saisit le raisonnement qui consiste à souligner que si les constructeurs ont besoin de partager avec leurs fournisseurs la charge de la transition alors il faudrait qu’ils se préoccupent non seulement de réduire leurs coûts mais encore d’assurer la soutenabilité économique des entreprises concernées.
On sait combien ces "solidarités de filière" sont importantes et on se souvient qu’à chaque crise les progrès à accomplir pour qu’elles se développent sont soulignées. On sait aussi que les déclarations d’intention ou chartes signées ont en ces domaines une bien piètre influence. Dans la mesure où les réductions d’activité associées à l’électrification impactent assez lourdement les constructeurs dont les usines mécaniques n’ont plus lieu d’être, les tentations de ré-internalisation sont fortes et correspondent évidemment bien peu à l’idée de solidarité. Il faudrait par conséquent que jouent soit des contraintes très fortes soit des craintes de ne plus être approvisionnés après avoir tué leurs fournisseurs pour que les constructeurs développent d’autres pratiques d’achat.
Il paraît dans ce contexte bien peu réaliste d’espérer que les constructeurs parient sur la solidarité et le Clepa doit dès lors compter plutôt soit sur le fameux Fonds pour la transition juste pour les entreprises et salariés du secteur dont la création a été promise lors de l’accord du 27 octobre soit sur des mesures plus "conservatoires" qui seraient obtenues sur le fil lors de l’évaluation/révision prévue en 2026.
Plus précisément, avec l’ensemble des parties prenantes de la filière (ACEA, IndustriAll, Transport et Environnement …), en amont de l’accord, le Clepa avait signé un texte réclamant "un cadre de transition juste dans le cadre des nouvelles règles qui accéléreront le changement structurel dans l'industrie".
L’accord, sans être très précis à ce sujet puisque le Fonds doit voir ses missions et sa dotation définies en 2023, satisfait donc cette requête. De la même manière, il prévoit que soient soutenus les programmes de déploiement des bornes que réclamaient le texte. Il entrouvre également une fenêtre de renégociation en 2026 qui est plus problématique comme en témoignent les différences que l’on repère entre ce texte très consensuel et l’éditorial de B. Krieger.
Ces différences permettent de saisir les questions sur lesquelles les industriels et les ONG comme Transport et Environnement sont en désaccord : pour le Clepa (et l’ACEA), la clause de revoyure de 2026 est interprétée comme correspondant à ce qui peut encore être négocié en aval du texte qui bannira les voitures neuves équipées de moteurs thermiques à compter de 2035 ; pour T&E, il faut absolument tuer ces espoirs dans l’œuf.
En fait, autour de l’évocation de l’échéance de 2026, les industriels sérieusement menacés par l’électrification réitèrent toutes les réserves et critiques qu’ils exprimaient avant que l’accord ne soit conclu. B. Krieger écrit au sujet de 2026 que l’évaluation à conduire alors "portera non seulement sur le déploiement des véhicules à émissions nulles, mais aussi sur les infrastructures de recharge, la disponibilité des énergies et carburants verts, le caractère abordable des véhicules et l'impact sur l'industrie". "Cette révision doit être l'occasion de rectifier le tir si nécessaire", ajoute-t-il en suggérant clairement que la nécessité de cette future rectification ne fait guère de doute pour lui et les industriels de son organisation. Et, de fait, dans les lignes qui suivent cette évocation de ce qui sera à examiner dans 4 ans, le caractère assez formel au fond de l’adhésion du Clepa à la politique européenne ressort. Ainsi, sont réaffirmés tous les arguments "anti-électriques" réclamant la neutralité (ou la "diversité") technologiques, un examen approfondi des politiques énergétiques et de la réalité de la décarbonation associée à l’électrification et un bilan sérieux de ses conséquences économiques et sociales incluant ses conséquences sur le commerce extérieur automobile européen. De même, la question des e-fuels et de la nécessité de ne pas gérer la décarbonation des véhicules lourds en promouvant la solution des véhicules électriques à batterie sont clairement les options privilégiées par le Clepa et combattues par T&E.
Derrière ces différences d’interprétation de l’accord et du "cadre de transition juste" que chacun feint de soutenir, il y a une opposition assez radicale dans les manières de "tenir compte des dimensions sociales et économiques". Dans la mesure où les dégâts industriels et sociaux pour les équipementiers sont, dans la filière GMP (moteurs et transmissions) importants et amplifiés par les stratégies de réinternalisation conduites par les constructeurs et les rangs 1, la transition juste pour le Clepa est celle associée à l’électrification la plus partielle possible et la plus lente possible : le bilan en termes d’emplois est négatif et les emplois gagnés ne le seront ni dans les mêmes entreprises ni dans les mêmes pays ou régions.
Puisqu’il ne sera possible d’échapper à cette réalité qu’en étant égoïste et en privilégiant par exemple ses intérêts de constructeurs ou ses intérêts nationaux au détriment de ceux des autres composantes de la filière ou des autres nations, il est assez logique qu’un syndicat européen d’équipementier raisonne de la sorte et fonde beaucoup d’espoirs dans l’échéance 2026.
Pour les ONG environnementales, l’urgence climatique et la propension des industriels à en relativiser l’importance et/ou à surévaluer les difficultés technologiques, économiques et sociales associées à la décarbonation constituent symétriquement les deux paramètres fondamentaux de la donne politique. Chaque organisation est dans son rôle et tente de favoriser l’émergence du compromis qui soit le plus conforme possible au mandat qui lui est donné. Depuis l’affaire Volkswagen, ce n’est assez évidemment pas du côté du Clepa que la balance penche.
07/11/2022
La chronique de Bernard Jullien est aussi sur www.autoactu.com.
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