Jeter de l’huile sur le feu ou progresser vers un new deal automobile européen
La chronique hébdomadaire de Bernard Jullien Ancien directeur du Gerpisa, maître de conférences en économie à l'Université de Bordeaux et conseiller scientifique de la Chaire de Management des Réseaux du Groupe Essca.
Alors que le débat est en train d’être clôt à Bruxelles, il a tendance à Paris à s’hystériser. Plus précisément les anti-électriques s’y manifestent bruyamment alors que les partisans des choix fait à Bruxelles sont aussi diserts outre-Quiévrain que cois au bord de la Seine. Pour qu’ils puissent sortir de cette schizophrénie, il faudrait sans doute qu’ils cessent de considérer que l’intendance industrielle suivra pour se donner les moyens de proposer à l’automobile européenne un new deal industriel électrique européen.
La semaine précédant la "fête des morts" a été celle de l’enterrement définitif du moteur thermique en Europe à l’horizon 2035. Elle s’était ouverte en France par la réunion mardi 25 octobre du premier comité ministériel sur les ZFE-m. Elle faisait suite à la semaine du Mondial et de Equip’Auto qui avait déjà placé le dossier automobile au cœur du débat public en mettant en particulier en exergue l’offensive chinoise et le risque de voir l’électrification lui offrir des chances inespérées de succès.
Atteint par la crise des gilets jaunes très tôt lors de son précédent quinquennat, le Président Macron sait les questions automobiles extrêmement sensibles et tente de permettre à sa majorité de passer entre les gouttes des pluies de critiques que déversent les uns et les autres sur les différents volets des politiques européennes que Paris soutient pour avoir largement contribué à en fixer les contours. Pour cette raison, il ne s’agit pas, au niveau français, de contester des mesures comme le bannissement des véhicules Crit’Air 3 des ZFE-m au 1er janvier 2025 -qui est la traduction française des directives européennes sur la qualité de l’air- ou l’interdiction d’immatriculer des véhicules thermiques en 2035. Il n’est question que de faire en sorte que les conséquences de ces mesures contestées ressortent comme supportables pour les populations d'automobilistes et de professionnels concernés.
On se retrouve ainsi dans une situation politique assez particulière où les partisans des mesures prises les soutiennent assez activement à Bruxelles mais ont, en France, tendance à rester cois tandis que les opposants s’expriment avec une très grande véhémence. Ainsi le gouvernement va, face aux maires et aux populations concernés par les ZFE-m ou face aux constructeurs et industriels mis à mal par l’électrification à marche forcée, sortir le carnet de chèque pour amortir l’impact de mesures qu’il feint presque de n’approuver qu’à demi. C’est ainsi que, ainsi que nous le rapportait Autoactu vendredi, l’accord intervenu jeudi n’est pas célébré par les membres du gouvernement ou les députés macronistes à l’Assemblée nationale.
Il est salué par Pascal Canfin, eurodéputé de Renew Europe, "groupe politique du Parlement européen constitué en juin 2019 et destiné à étendre le groupe Alliance des démocrates et des libéraux pour l'Europe (ADLE) aux partis qui ne souhaitent pas la mention du libéralisme dans leur nom, notamment La République en marche" indique Wikipédia. Interrogé par Les Echos, Canfin n’a pas la retenue qu’ont ses collègues parisiens et ne cache ni son enthousiasme ni sa détermination à combattre les arguments des anti-électriques et, en particulier, ceux de Carlos Tavares qui continue son double jeu qui consiste à engager son entreprise très activement sur le chemin de l’électrification tout en disant pis que pendre de l’option prise.
Les arguments de l’Eurodéputé méritent d’être repris car ils permettent de cerner assez précisément les errements auxquels conduit l’hystérisation du débat et le refus des politiques français d’assumer le choix européen dont ils sont solidaires.
P. Canfin commence en indiquant : "Ceux qui nous accusent aujourd’hui de faire le jeu de la Chine sont les mêmes qui nous disaient il y a cinq ans que la voiture électrique n’était pas possible." Il reprend ainsi le cœur de l’argument qui fût autrefois celui des ONG environnementales "seules contre tous".
Cet argument était déjà en passe de s’imposer beaucoup plus largement et est devenu après l’affaire Volkswagen celui de la très large majorité des représentants politiques en Europe. Il consiste à considérer que l’on ne peut ni ne doit écouter les constructeurs et les industriels en général pour éclairer les choix de politique publique. En effet, ceux-ci ne connaissent que l’existant et n’ont dès lors aucune peine à montrer combien la solution alternative envisagée est peu compétitive, risquée et in fine déraisonnable. A leur faire trop confiance, on se condamne à l’immobilisme voire à se faire berner comme cela a pu être le cas avec l’industrie allemande qui s’était entendue sur la stratégie du "clean diesel".
Après tout, lorsqu’il s’agit d’imposer des nouveaux équipements sécuritaires du type ABS ou ESP, les équipementiers n’hésitent pas à indiquer que les coûts baisseront lorsque, rendu obligatoire, le dispositif sera produit à une toute autre échelle. En faisant de même avec l’électrique, sans leur assentiment préalable cette fois, on obtiendra de la filière qu’elle rende praticable une voie qu’elle avait jusqu’ici souhaité éviter de prendre au sérieux.
Le cap pris depuis 2016 avec une fermeté grandissante, en Europe comme en Chine puis aux Etats-Unis, est bien celui-ci et, n’en déplaise à Carlos Tavares, il correspond au virage politique associé à l’affaire Volkswagen que l’on pourrait résumer en parlant de syndrome "Pierre et le loup" : les constructeurs ont tellement souvent entonné des airs catastrophistes comme ceux qu’il tente de faire entendre dans une totale duplicité qu’il est devenu parfaitement vain, malgré les salves d’applaudissements suscitées, de tenter cette entreprise politique ; c’est se tromper d’époque et penser que l’on peut en 2022 se comporter politiquement comme il y a dix ans que de se livrer à l’exercice.
P. Canfin, répondant à l’objection de Carlos Tavares concernant la perte de souveraineté européenne et le risque de se placer sous le joug chinois, s’exprime ensuite en ces termes : "Les Chinois sont présents sur le marché́ des voitures électriques de petite taille, où les constructeurs automobiles européens refusent d’investir aujourd’hui. D’ailleurs, il n’y a presque plus de véhicules d’entrée de gamme thermiques produits aujourd’hui en Europe."
La première phrase est assez juste et reprend d’ailleurs un argument que l’on retrouvait sur le forum des lecteurs de Autoactu commentant l’article consacré à l’accord européen. On y lisait : "Les constructeurs annoncent ne plus pouvoir faire de voiture du peuple visiblement avec ce qu'on leur impose. Mais est-ce pouvoir, savoir ou vouloir ? Vérité ou excuse futée pour justifier le tirage en douce général vers le haut de gamme comme on le voit en ce moment ? C'est pratique, c'est pas moi, c'est l'Europe et puis ya pas de bornes ! Mouais... Les financiers et actionnaires des constructeurs ont réussi à faire supprimer le "segment A" peu rentable et s'attaquent maintenant au "segment B" (Bye la Fiesta) pour emmener tout le monde en Suvland à 30k€ prix d'appel et marges plus juteuses. C'est une partie biaisée qui se joue en ce moment. Une Spring sort à 20 k€ au catalogue bonus de 6000 € non déduit c'est donc forcément que c'est possible. De plus les Chinois arrivent avec du matériel abordable et qui visiblement tient la route et vont dépasser tous les constructeurs historiques par le dessous s'ils ne réagissent pas." On ne peut mieux dire et, du reste, même si ce sont d’abord les politiques produit des constructeurs qui sont en cause ici, Bruxelles a largement contribué à cette dérive en poussant à un toujours plus sécuritaire associé à des équipements toujours plus nombreux et chers.
Il est effectivement urgent que l’accent soit mis sur les VE de petite taille : ce sont ceux qui seront abordables et permettront que le parc se renouvelle ; ce sont aussi ceux qui seront les moins gourmands en lithium, cobalt et nickel. Il est du ressort de Bruxelles d’en faciliter le développement et de casser la dynamique de montée en gamme.
C’est ici que – comme l’indique sa seconde phrase - P. Canfin serait bien inspiré de s’intéresser d’un peu plus près au dossier automobile. En effet, dire qu’il n’y a "presque plus de véhicules d’entrée de gamme thermiques produits aujourd’hui en Europe", c’est confondre la France ou l’Allemagne et l’Europe. C’est aussi oublier que c’est l’UE qui a souhaité que soit donné à la Turquie ou au Maroc un statut de pays "associés" à l’Union qui instaure, de fait, entre eux et nous une zone de libre-échange, qui permet au constructeur de les intégrer pleinement dans leur organisation industrielle européenne et de les mettre en concurrence avec leurs sites roumains ou slovaques comme ils ont mis leurs sites français en concurrence avec leurs sites espagnols puis est-européens.
Quand on évolue dans une telle méconnaissance apparente des dossiers automobiles européens, il est difficile de faire croire que l’on a pleinement intégré les conséquences industrielles et sociales des accords que l’on promeut. De ce point de vue, il ne suffit pas de prévoir une enveloppe qui permettra d’offrir des cercueils plus confortables aux sites défunts. Il faudrait encore que soient anticipés les volumes produits et la localisation des volumes produits.
Aujourd’hui, la tentation est forte et justifiée de faire de l’électrification un outil de relocalisation y compris des véhicules du segment B. On devra néanmoins rapidement envisager la production de véhicules électrifiés sur les sites qui ne seront pas pionniers en la matière : si on ne veut pas que les véhicules alors produits ne le soient pour être importés chez nous d’Espagne, de Roumanie, de Slovénie, de Turquie ou du Maroc, il faudra qu’ils soient suffisamment abordables pour être achetés sur place et qu’ils permettent ainsi la décarbonation d’autres parcs que ceux allemands ou norvégiens.
De cela, on ne se préoccupe guère alors que, depuis que le "syndrome Pierre et le loup" a été identifié, le politique fait preuve d’un volontarisme qui devrait l’obliger à ne pas se contenter de considérer que "l’intendance suivra". D’évidence, l’Europe de l’automobile, très intégrée puisque nous l’avons souhaitée ainsi depuis 65 ans, a besoin d’un new deal et pas seulement de protections douanières. Si l’on peut penser que les constructeurs n’ont pas plus vocation à structurer spontanément une telle nouvelle donne qu’à proposer des véhicules propres ou abordables alors le politique qui s’est risqué sur la voie de l’électrification à marche forcée n’a plus le choix : il doit exercer un droit de suite industriel.
Pour que cette réflexion émerge à Bruxelles qui n’en a pas pris l’habitude, il faut qu’elle soit demandée et que des alliances puissent se nouer entre les Etats qui ont en ces matières des intérêts communs. Nous n’avons pas, à l’inverse l’Allemagne, d’intérêt à la montée en gamme qui ne convient réellement qu’à eux, aux Suédois (Chinois) et aux Anglais. Cela ouvre quelques opportunités pour une diplomatie automobile européenne qui permettrait éventuellement aux politiques français d’assumer à Paris les choix qu’ils défendent à Bruxelles.
2/11/2022
La chronique de Bernard Jullien est aussi sur www.autoactu.com.
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