La réorganisation commerciale de Stellantis en France peut-elle tirer les leçons du fiasco de celle de la logistique véhicule?

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Depuis 2014, avec un indéniable succès, le management de Stellantis, sous la houlette de Carlos Tavares reprend à peu près tous les dossiers et recherche de manière obsessionnelle l’amélioration de la performance économique du groupe. Grisées par leurs succès, les équipes ne semblent pas voir de limites à l’application des recettes qui, pour l’instant, ont fonctionné à merveille. Pourtant, récemment, la réorganisation de la logistique est venue mettre un bémol. Le doute ainsi créé sur l’infaillibilité des méthodes de rationalisation appliquées en amont mériterait sans doute de rester dans les esprits s’agissant du dossier de la distribution. Les réorganisations du commerce annoncées la semaine passée indiquent qu’il n’en est rien.

Autoactu nous a décrit mercredi les évolutions importantes que Stellantis entend implémenter à son organisation commerciale en France.
Le lendemain, nous apprenions que, au moment même où ces évolutions qui inquiètent les réseaux s’opèrent, une précédente réorganisation concernant la logistique véhicule "tourne au fiasco".

Ces deux évolutions interviennent dans un contexte où le management de Stellantis a largement confirmé en résiliant son réseau et en lui proposant des contrats d’agents ce que les observateurs pressentaient depuis plusieurs mois ou années : la distribution est, après l’organisation de la conception, des usines et des achats, le nouveau terrain sur lequel les "psychopathes de la performance" que Carlos Tavares demande à ses top managers d’être doivent exercer leurs talents.

Ceci signifie qu’il y a, chez Stellantis, une espèce "d’extension du domaine de la lutte" pour les profits et que les calculs "à l’euro près" qui ont été faits depuis l’arrivée de C. Tavares en janvier 2014 pour contrôler les prix de revient de fabrication et rationaliser les catalogues, la gestion des plateformes, les achats et les usines doivent désormais concerner la logistique aval, le commerce et la distribution.

Il y a là, dans les traditions de l’industrie, une certaine nouveauté car, historiquement, sans jamais négliger leur distribution, les constructeurs ont, en la déléguant à des investisseurs indépendants, renoncé à exercer sur elle un contrôle aussi pointilleux que celui qu’ils exerçaient sur leurs usines. A. Sloan, le patron de GM de 1923 à 1956, s’en expliqua dans ses mémoires Mes années à la General Motors parues en 1963 en indiquant que le fait qu’il faille pour vendre un VN, reprendre un VO, rendait l’opération trop complexe pour bien la contrôler en central. Il écrivait ainsi à ce sujet (1) :
"Quand la reprise des VO a commencé à faire partie intégrante de notre paysage dans les années 20, le commerce des automobiles a cessé d’être un acte de vente ordinaire pour devenir affaire de négociation. La tâche consistant à organiser et à superviser les milliers d’opérations complexes rendues nécessaires par ce type de commercialisation des produits aurait été ardue pour le constructeur. La vente sous forme de négociation est un art qui ne s’intègre pas facilement dans le cadre habituel des organisations de type managérial." (2)

De fait, en déléguant leur distribution, depuis plus de 100 ans, les constructeurs acceptent de fait un régime à deux vitesses ou une gestion à "deux poids deux mesures" dans laquelle la rigueur gestionnaire paraît moindre lorsqu’il s’agit de vendre les voitures que lorsqu’il s’agit de les concevoir et de les produire. A. Sloan assume et semble considérer qu’il y aurait beaucoup à perdre à vouloir faire rentrer la distribution "dans le cadre habituel des organisations de type managérial".

On semble aujourd’hui considérer chez Stellantis que cette manière de voir est très "20ème siècle" et mérite d’être revue. On imagine sans peine que les top managers de culture ingénieur dont C. Tavares entend qu’ils se comportent en psychopathes de la performance sont très heureux de pouvoir s’attaquer enfin à cette imprenable forteresse qui résistait jusqu’ici à l’empire taylorien. Déléguer, faire confiance, laisser les représentants locaux des marques traduire au mieux leur positionnement dans leurs territoires, fixer des obligations de résultats et laisser une certaine latitude s’agissant de la définition des moyens … : toutes ces traditions en matière de gestion des réseaux auraient vécu ; les sommes perdues à laisser ces libertés aux distributeurs mériteraient d’être récupérées et redistribuées aux consommateurs et -surtout- aux actionnaires. Le numérique rendrait caduc l’insupportable lâcher prise du central sur ce dossier pourtant si lourd.

Sans revenir sur le problème de passation de pouvoir sur la gestion du dossier logistique entre le partenaire historique autrefois filiale de PSA qu’est Gefco et la CAT, traditionnellement au service de Renault, l’idée que les recettes applicables à l’amont quand on traite des achats de composants et que l’on améliore sa performance en activant les vertus de la mise en concurrence peuvent l’être dans la gestion du dossier aval est bien l’hypothèse de travail qui prévaut dans la réorganisation du commerce.

Puisque l’on parvient à faire pour les marques Peugeot, DS, Citroën, Opel, Jeep, Fiat ou Alfa des véhicules qui sont des clones les uns des autres dont on parvient à convaincre les clients qu’ils s’inscrivent dans des "univers de marques" distincts, on en déduit que, à condition de faire distribuer les marques par les mêmes investisseurs dans chaque plaque, il n’y a pas plus de raison d’avoir autant de "zone managers" assurant l’animation VN et VO qu’il y a de marques et on invente alors des postes de "business coach" multimarques qui, parce qu’ils passeront de Opel à Peugeot ou à Fiat, pourront être moins nombreux (80 de moins en France nous dit F. Lagarde).

En étendant cette logique, ce sont 150 postes dont on se passe et, sous réserve que soit vérifiée l’hypothèse de travail qui consiste à considérer que l’animation des réseaux doit, selon G. Couzy, "se concentrer sur sa vraie valeur ajoutée qui est le pilotage de la performance" et que l’on peut en 2022 "la rendre plus efficiente dans un univers qui évolue vers un multi-marquisme accentué dans le cadre de la nouvelle stratégie de distribution", le gain en performance peut être très significatif.

Tout le problème est évidemment de savoir si l’on peut faire l’hypothèse indiquée et considérer qu’une animation plus légère et moins dédiée aux marques peut être implémentée sans dommages sur les ventes quand le constructeur porte le stock et qu’il étoffe pour s’adresser aux clients les équipes du siège "avec la création d’une hot line pour toutes les marques".

C’est l’ensemble de l’édifice intellectuel -et maintenant opérationnel- de la nouvelle distribution Stellantis imaginée pendant la crise Covid et celle des semi-conducteurs qui va ainsi être mis à l’épreuve dans les mois à venir comme l’a été la conviction selon laquelle la fidélité à un prestataire logistique avec lequel les choses se passaient bien est une erreur économique que ne peuvent pas faire des psychopathes de la performance.

Fondamentalement, l’idée que les choix faits antérieurement aient pu l’être après un processus d’essais-erreurs qui a fini par dégager d’assez bonnes raisons de s’organiser ainsi et de ne pas traiter de la même manière les questions commerciales et de production ne semble pas avoir droit de cité dans l’univers managérial Stellantis.

Pourtant, même si l’abaissement des points morts est une obsession de tous les instants, il y a d’assez bonnes raisons de penser que la relative indifférence aux volumes vendus dans laquelle Stellantis et l’industrie vivent depuis 30 mois ne demeurera pas aussi claire lorsqu’il redeviendra possible à certains de développer des stratégies de volumes dont les vertus passées et oubliées pendant deux ans et demi ne manqueront pas d’être redécouvertes.

Quand cela sera le cas, puisque le constructeur aura renoncé à faire porter les stocks par ses distributeurs, il aura probablement plus besoin encore que par le passé de talonner ses réseaux pour qu’ils fassent sur le terrain et pour chaque marque le travail nécessaire. De même, quand on fait avec les mêmes plateformes, les mêmes moteurs et les mêmes fournisseurs 6 ou 7 fois la même voiture, alors, il faut accepter que les planches de bord, les habillages intérieurs, les couleurs de carrosserie et l’ensemble des éléments superficiels soient différents pour que les marques demeurent. Stellantis le sait et a su jusqu’ici assez bien rendre ces arbitrages.

On peut penser que, comme les ambiances intérieures des véhicules, les animations réseaux aient besoin d’être davantage différenciées que ce que la réorganisation en cours envisage. Certes, les business coach auront probablement des interlocuteurs dans les groupes de distribution sur chaque "plaque" mais le travail des patrons de site et de leurs chefs des ventes continuera de se faire marque par marque et l’animation sera alors bien lointaine.

10/10/2022

(1) La citation est rapportée par l’historien américain Tedlow dans : R.S. Telow, L’audace et le marché – L’invention du marketing aux Etats-Unis, Odile Jacob, 1997.
(2) Souligné par nous.

La chronique de Bernard Jullien est aussi sur www.autoactu.com.

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