Concevoir, produire et vendre des véhicules électriques implique-t-il des compétences et des business models fondamentalement nouveaux?
La chronique hébdomadaire de Bernard Jullien Ancien directeur du Gerpisa, maître de conférences en économie à l'Université de Bordeaux et conseiller scientifique de la Chaire de Management des Réseaux du Groupe Essca.
Bien que les plus grands constructeurs mondiaux comme Toyota, VW ou Stellantis semblent se refuser à scinder leurs activités thermiques et électriques, d’autres comme Geely, Ford ou Renault sont en passe de faire ce choix. Pour le fonder, ils arguent que véhicules électriques et thermiques ne sont pas redevables des mêmes traitements opérationnels. Cette hypothèse paraît bien fragile au regard des pratiques de ceux qui la défendent.
Alors que Renault nous annonce par un communiqué que des décisions très importantes seront annoncées lors du "Capital Market Day" du 8 novembre, Autoactu nous apprend que Ford produit ses F-150 thermiques et son Lightning électrique sur le même site à Dearborn. L’AFP rapporte que "tout est prévu pour être "flexible" afin que le site puisse être utilisé aussi bien pour des F-150 à moteurs thermiques qu'électriques" et le responsable du site explique :
"Si on s'est trompé, on pourra construire plus d'appareils avec des moteurs à combustion. Si les véhicules à batteries électriques décollent vraiment, comme on le prévoit, on pourra encore monter en puissance".
Dans la mesure où Ford est présenté - avec Geely/Volvo - comme ayant fait le choix de la scission des activités thermiques et électriques que Renault s’apprête à faire, cet article peut surprendre : Jim Farley comme Luca de Meo affirment, pour défendre leurs réorganisations, que les business, technologies, véhicules, chaines d’approvisionnement et traitements commerciaux sont très différents et qu’il est dès lors essentiel de les traiter dans des entités organisationnelles distinctes.
Ils produisent leurs véhicules électriques et leurs turbines en reconvertissant des sites existants plutôt qu’en en créant de nouveaux. Ils les conçoivent avec des ingénieries qui restent largement les mêmes. Ils sont eux même des "car guys" et, même si Ford s’est à l’automne évertué à donner des signes pour corriger cela, leurs équipes sont largement constituées d’hommes et de femmes qui leur ressemblent. On peut dès lors à bon droit se demander si, comme ils le prétendent, "l’excellence opérationnelle" exige ces réorganisations.
Nous ne traitons donc pas ici de l’autre question soulevée par ces réorganisations qui est la question financière et/ou boursière et la réservons à une autre chronique et nous nous concentrons sur le cas de Ford dont l’examen peut être instructif concernant le dossier Renault.
Même si certains analystes financiers voient dans la présentation de la constitution des deux divisions appelées respectivement Ford model E et Ford Blue la préfiguration d’un futur spin off de la partie électrique, Ford a, en mars, très clairement arbitré pour la constitution de deux divisions de la Ford Motor Company qui reste la seule entreprises côtée.
Il ne s’agit donc pas selon J. Farley d’aller chercher à lever de l’argent en Bourse en y introduisant un "nouveau Ford" dont le titre serait apprécié par les marchés et qui permettrait ensuite d’opérer des augmentations de capital qui assureraient le financement de l’électrique. Ce financement étant, pour Ford, assuré par les profits courants de l’entreprise, le fondement de la constitution de la division serait uniquement managérial.
Et, de fait, J. Farley qui, comme une bonne partie de la presse d’affaire américaine, semble complètement obsédé par Tesla, défend la thèse selon laquelle il est impératif, pour traiter correctement le dossier électrique, de "se structurer en mode start-up" et de jeter aux orties les anciennes convictions, routines et compétences.
Il affirme ainsi que la création de la division Ford Model E a été inspirée par le succès des petites équipes qui ont développé la Ford GT, la Mustang Mach-E et le F-150 Lightning, ainsi que par la division dédiée aux VE de l'entreprise en Chine. Pour lui, ces réussites signifient qu’il faut, pour réussir dans le VE réunir des compétences très nouvelles dans des entités plus légères et c’est sur ces bases qu’ont été définis les principaux objectifs de Ford Model E que le communiqué synthétise ainsi :
- attirer et retenir les meilleurs talents en matière de logiciels, d'ingénierie, de conception et perfectionner les nouvelles technologies et les nouveaux concepts qui peuvent être appliqués à l'ensemble de l'entreprise Ford ;
- adopter une approche "clean-sheet" pour concevoir, lancer et développer les volumes pour la mobilité individuelle et partagée des personnes et des biens ;
- développer les technologies, compétences et composants clés - telles que les plateformes de VE, les batteries, les moteurs électriques, les onduleurs, la recharge et le recyclage - pour créer des véhicules électriques révolutionnaires;
- créer les plateformes logicielles et les architectures de véhicules en réseau.
On comprend parfaitement qu’il faille aller chercher de nouveaux talents issus de disciplines et de formations éloignées de celles qui ont jusqu’ici structuré la vie technologique des constructeurs pour faire des différences sur des éléments comme les batteries, les moteurs électriques ou les "battery management systems". On croit saisir aussi qu’il faut appliquer tout cela à "l’ensemble de l’entreprise Ford" qui continuera de vendre des véhicules particuliers et utilitaires, du financement et de la maintenance et on peine à suivre dès lors le raisonnement qui voudrait qu’il faille pour cela adopter une approche "clean-sheet" : la Ford GT, la Mustang Mach-E et le F-150 Lightning ont beau avoir mobilisé de petites équipes, elles ont recouru à des compétences construites par des individus et des équipes qui ont été bien loin de partir de feuilles blanches et qui ont produit des véhicules électriques convaincants non pas parce qu’ils ne connaissaient rien à l’automobile mais pour des raisons exactement inverses.
La dette de l’électrique au thermique chez les constructeurs historiques n’est pas seulement financière, elle est aussi intellectuelle : non seulement les véhicules électriques ne verraient pas le jour si les véhicules thermiques ne gagnaient pas l’argent nécessaire pour éponger les pertes que, malgré les aides publiques, le VE implique dans ses années de décollage mais encore leurs chances de gagner un jour de l’argent seraient infiniment plus faibles si leur conception, leur fabrication et leur commercialisation devaient s’envisager sans mobiliser les compétences accumulées dans l’industrie et singulièrement chez les grands constructeurs.
Que, pour plaire aux marchés, caresser dans le sens du poil des analystes et permettre à son titre de reprendre quelques %, il faille prétendre l’inverse, on peut l’accepter. Le problème deviendrait sérieux si l’on y croyait et que l’on traitait effectivement dans les organisations le dossier électrique comme J. Farley prétend le faire. Le risque est limité chez Ford car l’autonomie financière des divisions n’est pas, pour l’heure considérée comme souhaitable. Il est plus important chez Geely qui a commencé à structurer en 2021, pour alléger Volvo de ses actifs thermiques, une espèce de structure de défaisance appelée Aurobay dont Volvo sera client tant que l’entreprise vendra des véhicules thermiques ou hybrides et qui devra ensuite trouver d’autres clients ou mourir. Renault semble envisager les choses sur le mode Geely plus que sur le mode Ford et cela n’a rien de rassurant.
3/10/2022
La chronique de Bernard Jullien est aussi sur www.autoactu.com.
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