Industrie automobile: peut-on durablement concilier indifférence aux volumes, prix élevés et pricing power maximum?
La chronique hébdomadaire de Bernard Jullien Ancien directeur du Gerpisa, maître de conférences en économie à l'Université de Bordeaux et conseiller scientifique de la Chaire de Management des Réseaux du Groupe Essca.
Bien malin qui pourrait dire qui a raison dans le débat qui poind ces derniers mois : face à une situation où les volumes qui s’effondrent coexistent pour les constructeurs avec des profits très élevés, certains voient l’effet d’une conjonction de facteurs extraordinaires que l’avenir ne pourra pas réunir à nouveau ; d’autres sont convaincus que tout a été et est fait par le management des grands groupes automobiles pour que, bien au-delà de la crise Covid et de celle des semi-conducteurs, il s’agisse là de constantes structurelles. Ce débat est crucial pour toute l’industrie. Il est aussi au coeur des questions de distribution et des débats qui concernent la pertinence ou non du contrat d’agence comme alternative au schéma actuellement dominant.
Le premier semestre 2022 n’aura permis à personne de se défaire des doutes qu’il peut nourrir sur l’avenir de l’automobile. De fait, depuis deux ans et demi, s’entrecroisent des facteurs de poids et de nature différents pour structurer un paysage très paradoxal où une déprime absolue des volumes immatriculés coexiste fréquemment avec des niveaux de chiffre d’affaires plus raisonnables et des profitabilités enviables. Pour l’économiste qui a l’habitude de développer des raisonnements "toutes choses égales par ailleurs" ("ceteris paribus" pour les plus pédants), la situation est bien compliquée car rien n’est précisément "égal par ailleurs" et séparer le bon grain structurel de l’ivraie conjoncturelle (voire contextuelle) est dès lors quasiment impossible : il faut attendre un "retour à la normale" dont personne ne sait si et/ou quand il pourrait s’opérer.
Le dossier de la distribution automobile en Europe que la manifestation organisée par Autoactu la semaine passée autour de l’évolution du paysage règlementaire a permis d’aborder est emblématique de cette difficulté. En même temps que les questions juridiques que le nouveau règlement clarifie en essayant de faciliter sinon le développement du moins l’expérimentation de ventes directes d’un nouveau genre, les questions opérationnelles soulevées ne pourront trouver de réponse que lorsque l’on saura si les constats que l’on a fait depuis deux ans sont ou non susceptibles de rester vrais quand le chômage partiel et la pénurie de semi-conducteurs seront vraiment des souvenirs.
Est en cause ici le triptyque inouï de 2021-2022 formé par les niveaux de prix très élevés, les niveaux de volumes très bas et le "pricing power" très haut. L’explication contextuelle de la coexistence de ces trois réalités est aisée et, lorsque Autoactu réunit pour discuter de distribution le patron du commerce du groupe VW en France et le représentant Mobilians des concessionnaires, ils peuvent s’entendre sur cette partie du diagnostic.
C’est ensuite que cela se complique. En effet, si l’on considère que, une fois les mesures de financement du chômage partiel et les conséquences de la pénurie de composants oubliées, s’opèrera – dans un an par exemple – un "retour à la normale" alors on sera persuadé que, à terme, l’édifice actuel porteur du triptyque se fissurera car la traditionnelle situation de surcapacité sur les marchés mûrs redeviendra la caractéristique clé comme c’est toujours le cas sur les marchés de renouvellement.
Si l’on fait ce pari, alors on regardera avec circonspection les expériences conduites par les constructeurs qui pensent pouvoir, comme VW ou Stellantis, sur certaines marques ou composantes de la gamme, tenir en propre, à travers le Net et un traitement direct des clients et des contrats d’agents, leurs clients et leur pricing. En effet, tant que lesdites marques ou gammes font l’objet d’une demande forte que l’on peine à satisfaire, les planètes s’aligneront correctement. Par contre si (ou quand) il faut, pour que les volumes souhaités soient atteints, faire davantage d’efforts commerciaux sur les prix, les conditions de reprise ou de financement, alors partager le portage du stock (qui gonfle dans ces cas-là) et la conduite de multiples efforts pour aller chercher les clients qui ne se précipitent pas avec le réseau redevient rationnel.
Si l’hypothèse d’un probable "retour à la normale" est retenue alors on peut regarder les expériences en cours de déploiement sans hostilité ni inquiétude : il ne s’agit que de tentatives expérimentales partielles qui ne sont destinées ni pour l’instant ni probablement à terme à offrir une réelle solution de substitution à la situation actuelle. Les constructeurs vont les expérimenter et s’apercevoir que, dans les conditions fixées par Bruxelles, le schéma est contraignant et couteux. Si de surcroît, il oblige à devoir laisser "filer" les volumes lorsque, comme c’est le cas la majorité du temps, la demande n’est pas tout à fait à la hauteur de ce que l’on avait inscrit dans les "plans produits", alors, chez les constructeurs, on calmera rapidement les ardeurs des partisans du "tout agents".
Dans le dialogue réseau-constructeur en 2022, étant donnée la difficulté citée de statuer sur la nature des changements observés, l’idée qu’il soit possible d’expérimenter ensemble les formes d’articulation et/ou de coexistence des deux schémas est une assez bonne solution de compromis. Elle risque, pouvait-on pressentir lors de la rencontre de mardi dernier, de s’imposer aux acteurs.
Néanmoins, on ne peut feindre d’ignorer que, du point de vue de la plupart des représentants des constructeurs et de beaucoup de consultants et d’analystes , la situation actuelle serait destinée à perdurer parce que tout serait entrepris pour que tel soit le cas : la nécessité dans laquelle l’industrie a pu être historiquement de trouver des volumes "quoiqu’il en coûte" (ou presque) serait en train de devenir un souvenir et dès lors rien ne serait plus comme avant.
Ainsi, dans le passé, lorsqu’un modèle prévu pour assurer 150.000 immatriculations par an et ayant justifié des investissements en R&D et dans l’outil industriel en conséquence, parvenait à des ventes "spontanées" de 50.000, alors le modèle était "soutenu" commercialement pour que l’usine atteigne malgré tout les 100.000. On manipulait pour cela tous les "anabolisants commerciaux" nécessaires et, pour les administrer, le réseau, porteur malgré tout du stock que l’on l’aidait à financer, était l’agent le plus pertinent pour diffuser la drogue dans tout le territoire.
Vu des états-majors constructeurs, l’abaissement des points morts, la flexibilité des outils industriels, l’intérim, l’usine 4.0, le compactage des sites..., permettrait de ne plus avoir à procéder ainsi : un plantage commercial comme celui évoqué serait géré en laissant filer les volumes sans sacrifier les prix et les marges. Si on avait prévu trois équipes, alors on fonctionnerait en deux ou, si nécessaire, en une. Pour que ce soit possible, laisser filer l’intérim au-delà de 50% de manière à ce qu'il devienne possible ne pas perdre d’argent lorsqu'on ne veut produire que 50 ou 60.000 véhicules pa an devrait être tolérable là où on se serait évertué autrefois à pousser les volumes sinon à 150.000 du moins à 100.000. Aux patrons d’usine de se débrouiller. Aux fournisseurs de s’ajuster. Au commerce de trouver des clients pour les voitures qui ne trouvent pas spontanément preneurs au prix catalogue.
Les gammes simplifiées, les modèles développés rapidement et pour peu cher sur des bases communes et n’ayant pas besoin du coup de volumes considérables pour être rentables, les usines aptes à accueillir elles aussi toute la gamme de ces modèles parents … , ce sont là autant d’ingrédients de ce nouveau modèle dont on nous assure qu’il pourrait permettre de rompre durablement avec le culte des volumes dans l’industrie automobile. Si tel était le cas "pousser du métal", brader une part variable des volumes écoulés, partager le portage d’un lourd (et variable) stock avec le réseau et le laisser maître ultime du pricing …, rien de tout cela ne serait plus ni nécessaire ni même raisonnable.
Ainsi, le monde rêvé qui va avec le contrat d’agence est celui où, pour que le constructeur puisse rester dans la situation très enviable qui est la sienne aujourd’hui, les salariés, les fournisseurs et les territoires qui accueillent la production se mettent au service d’une absolue flexibilité qui permettrait de rester indifférent à une production variant du simple au quadruple. Alors effectivement, on peut se passer de vendeurs et de concessionnaires.
La chronique de Bernard Jullien est aussi sur www.autoactu.com.
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