Que sont les volumes devenus?

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Depuis la Ford T il y a 115 ans, l’accord est très général pour considérer que l’industrie automobile est d’abord et avant tout une industrie de volume. Il se trouve que, avec la pandémie et la pénurie de semi-conducteurs, l’industrie européenne fait l’expérience pour la première fois d’une baisse drastique des volumes vendus rendue compatible avec le maintien de niveaux de profitabilité étonnamment élevés. Il en nait une conviction assez clairement exprimée par le management de Stellantis à Sochaux le 5 septembre selon laquelle les volumes n’importent plus – ou importent beaucoup moins – désormais. Fondée par l’expérience récente, cette conviction mérite d’être interrogée et la voie symétrique doit continuer d’être considérée avec intérêt.

Stellantis avait organisé pour la presse le 5 septembre une visite en grande pompe de son usine de Sochaux compactée et optimisée. Dans la mesure où l’usine fabrique le modèle phare, symbole de la renaissance de Peugeot et du redressement de l’entreprise, que reste la 3008, il s’agissait là d’une manifestation organisée pour donner aux observateurs et analystes une idée de ce qu’est la vision stratégique qu’a l’entreprise du marché et de la bonne manière de s’y adapter.

De ce point de vue, on ne peut qu’être frappé par le glissement qui semble s’opérer mois après mois chez Stellantis et dans l’ensemble de l’industrie : les volumes en berne tendent ne plus être présentés – et gérés semble-t-il – comme étant l’exception mais comme étant la normale. Puisque, comme l’indiquent les présentations successives des résultats financiers des grands constructeurs, cette baisse historique du nombre de voitures vendues en Europe est aujourd’hui compatible avec des niveaux de profitabilité élevés, il n’y aurait plus de raison de rechercher comme par le passé les volumes.

Chacun devrait, comme les managers et les actionnaires, se satisfaire de ce reflux général du nombre de véhicules vendus et considérer comme désespérément "vingtième siècle" l’idée que l’industrie automobile reste une industrie dans laquelle les volumes importent et placent les entreprises qui atteignent les plus élevés sur chaque véhicule, marché, plateforme ou composant dans une position économiquement favorable.

Ainsi, si l’on prend un peu de recul historique, chez PSA, le fameux "compactage" des sites est une vieille histoire qui a concerné Aulnay, Rennes ou Mulhouse entre autres.  Elle a surtout consisté à faire contre mauvaise fortune bon cœur et à tenter d’assurer la survie de sites rabougris par les baisses de parts de marché des marques du groupe et/ou (surtout) par des délocalisations qui permettaient à des sites non français (Trnava en particulier, Vigo également) de performer grâce aux volumes qu’ils atteignaient et maintenaient dans le temps. Aussi, l’idée que, même un site capable -comme cela a été le cas pour Sochaux en 2018 et 2019- de rentrer dans le petit club des usines qui dépassent en Europe les 500.000 véhicules produits, doit tourner le dos à une stratégie de volume et chercher à être performant même quand lesdits volumes baissent fortement correspond à une "extension du domaine de la lutte" du compactage et de l’abaissement du point mort qui interroge. En effet, cela renvoie à l’idée que le régime qui s’est imposé ces trois dernières années à l’Europe de l’automobile avec la pandémie puis la crise des semi-conducteurs et, désormais, la guerre en Ukraine et sa cascade de conséquences ne devrait pas être analysé comme un régime d’exception mais comme la "nouvelle normale".

L’électrification et le fait qu’elle doive désormais être envisagée dans un monde où les matières première et l’électricité seraient plus chères militeraient pour cette vision. Arnaud Deboeuf la défend lorsqu’il affirme : "Il est fini le temps de la productivité par les volumes." Et ajoute : "Nous sommes clairement dans une baisse des volumes et il nous faut donc trouver une meilleure productivité pour absorber les coûts de l'électrique."  De fait, comme nous le raconte F. Lagarde, le site a une capacité de 400.000 mais assemblera cette année un peu plus de 200.000 avec un point mort à 180.000. Le marché européen sera aux alentours de 14 millions alors qu’il a dépassé les 18 un temps.

Entre les fluctuations du marché, sa baisse structurelle et les incertitudes inéliminables sur les succès ou échecs des véhicules, il conviendrait que tous les sites d’assemblage et, au-delà, toute l’organisation industrielle et économique de l’industrie se débrouille pour faire face, comme à Sochaux, à de très amples fluctuations des volumes dans une tendance globalement décroissante.

C’est là un nouveau credo qui commence à s’ancrer dans l’industrie automobile européenne et, ainsi que nous l’évoquions en juillet, il concerne la distribution autant que le manufacturing. Il concerne aussi bien entendu les salariés qui ne pourront plus être aussi nombreux que par le passé en CDI dans le nouveau régime et devront accepter plus volontiers les contraintes associées à une flexibilité nécessairement accrue. La part de l’intérim augmentera. Pour les fournisseurs, l’abaissement du point mort devra également devenir une règle : il faudra qu’ils s’habituent à fournir une année un site qui assemblera 400.000 véhicules et la suivante le même site qui n’en produira que 200.000 !

De loin en loin, le paysage qui nous est décrit correspond à un monde où rien de ce que l’on avait observé depuis 100 ans en matière de productivité, de coûts et de qualité ne serait vrai. Pourtant, Stellantis a bien été constitué sur la base d’un raisonnement où la répartition des coûts fixes très élevés associés à l’électrification en particulier sur des volumes élevés continue d’avoir un sens.

Pourtant la stratégie du concurrent Renault pour sauver Douai de la mort et faire vivre un cluster électrique dans les Hauts de France est bien aussi une stratégie de volume.

Pourtant les giga factories de batteries sont bien construites elles aussi dans cette perspective.

Pourtant, lorsqu’il évoque la question du véhicule électrique et des conséquences industrielles et sociales de son développement, Yann Vincent collègue et prédécesseur de Arnaud Deboeuf à la tête des affaires industrielles du groupe aujourd’hui directeur de ACC indique qu’une fois que l’on a indiqué que 100% des véhicules immatriculés en 2035 seront électriques toute la question devient de savoir de 100% de combien de véhicules immatriculés il s’agira. Et, chacun a bien compris que la réponse à cette question dépendra en large partie du prix des produits proposés.

Ici les questions industrielles et stratégiques deviennent des questions de politique publique voire de politique tout court. 

i)    Si l’on se convainc que les volumes n’importent pas et qu’ils ne peuvent que baisser alors on se satisfait de ce qui se passe en 2021 ou 2022 et l’on se félicite que le point mort s’abaisse, que le pricing power soit là et que, avec 13 ou 14 millions de véhicules légers immatriculés en Europe, les profits des constructeurs vendant des véhicules à plus de 35.000 euros soient au top. L’emploi décline et se précarise parce que les volumes restent bas, les contenus en emplois des véhicules baissent et les clientèles très étroites sont courtisées par tous et ont dès lors tout loisir d’être très exigeantes et capricieuses. La sous-traitance doit s’acclimater d’à-coups considérables. L’industrie s’organise autour de ces principes et dès lors aucun constructeur n’a de politique produit ou d’organisation industrielle apte à mettre au cœur de sa stratégie le couple volume/baisse des prix qui fût longtemps le couple roi dans cette industrie.

ii)    Si l’on doute que ce soit là la seule voie praticable et souhaitable et que l’on est convaincu qu’une part au moins des acteurs jouera les volumes et les parts de marché en 2023 ou 2024 et montrera à la concurrence qu’il s’agit encore là d’une voie d’autant plus praticable que les "anti-volumes" se la seront rendus inaccessibles, alors le tableau stratégique est assez différent et les décisions opérationnelles à prendre au niveau industriel ou commercial le sont aussi. Plus précisément, l’idée que l’électrification soit fatalement synonyme de prix plus élevés et de volumes vendus moindres est alors contestée et une offre de véhicules électriques accessibles ("affordable") se structure et interroge la pertinence stratégique et politique de la montée en gamme. 

Au-delà du paysage concurrentiel qui ne paraît pas à ce jour avoir clairement donné raison ni à un camp ni à l’autre, le débat concerné doit, sur le plan des politiques européennes, intégrer la question incontournable de la vitesse de renouvellement des parcs.

Bien évidemment, en dehors des questions de gestion -et éventuellement de retrofit- des parcs existants et de leurs usages, le ratio entre nombre de véhicules circulant et nombre de véhicules immatriculés annuellement dessinera le sentier de la décarbonation et sa vitesse de progression.

Il est patent que si l’électrification devait continuer d’être associée à une poursuite de la montée en gamme alors, les 100% de véhicules électriques en 2035 correspondrait à un ratio tellement faible que l’objectif de neutralité carbone en 2050 s’éloignerait. Pour cette raison et parce qu’il apparaîtra très probablement dans les années à venir que les volumes importent encore dans l’automobile, nous pouvons parier en cette fin d’été 2022 que les convictions qui sont en train de devenir dominantes auront cessé de l’être dans deux ou trois ans.

La chronique de Bernard Jullien est aussi sur www.autoactu.com.

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