Eviter la domination par la Chine de l’industrie automobile européenne électrifiée
La chronique hébdomadaire de Bernard Jullien Ancien directeur du Gerpisa, maître de conférences en économie à l'Université de Bordeaux et conseiller scientifique de la Chaire de Management des Réseaux du Groupe Essca.
Pour obtenir que l’UE recule sur le dossier, est fréquemment évoquée par les opposants au véhicule électrique à batterie (VEB) une menace de domination chinoise. Celle-ci est bien réelle non seulement en Chine et/ou dans le domaine des batteries où elle est d’ores et déjà patente mais aussi à terme sur le marché automobile proprement dit en Europe. A y regarder de plus près, on s’aperçoit toutefois que moins que l’électrification ce sont les stratégies de distribution, de développement industriel et d’offres produits des européens qui offrent à l’offensive chinoise les plus puissants vecteurs de succès.
Dans l’article qu’il consacrait fin août à "la conquête de l’Europe" des constructeurs chinois, le quotidien Les Echos pointait le fait que "les distributeurs traditionnels sont bien tentés par les approches chinoises" et que "certains, comme Aiways ou MG, profitent aussi de la demande des loueurs de courte durée, auxquels les constructeurs préfèrent les canaux de vente les plus rentables".
Il ne s’agit pas là d’un détail car, au-delà de la question des technologies et de la maîtrise des filières de matières premières associées aux batteries, la question de la distribution et de la mobilisation des canaux nécessaires pour implanter leurs marques est capitale pour les nouveaux arrivants sur un marché comme le marché européen. Cela constitue, avec la question de l’implantation d’usines d’assemblage et de composants d’une part et celle d’une offre produits compétitive et distincte de celle de leurs challengers européens (et américains), le triptyque que doivent construire les SAIC, BYD, Great Wall ou Geely pour réussir, dans les années à venir, leur entreprise de conquête de l’Europe.
Nous l’évoquions en traitant de la question des volumes récemment, l’accord qui semble réunir les constructeurs européens en 2022 pour ne plus rechercher les volumes est, à l’échelle de l’histoire de cette industrie, très étonnant et, à bien des égards, fragile. Il est à tout moment menacé par la réémergence de stratégies de volume qui conduirait à l’échec de ces stratégies devenues dominantes et, à terme, au statu quo ante avec, éventuellement, quelques victimes co-latérales.
Soutenus par l’Etat central et les banques qui sont sous son contrôle, les constructeurs chinois n’ont pas à cultiver l’obsession de la marge opérationnelle et, à l’instar des constructeurs japonais dans les années 80 ou 90 ou de Hyundai-Kia dans les années 2000, peuvent accepter, pour conquérir l’Europe, d’y enregistrer d’importantes pertes pendant quelques années. Si, comme c’est le cas avec les loueurs courte durée et les distributeurs sevrés de volumes, les constructeurs locaux leur offre des boulevards pour installer un parc et rendre leurs véhicules présents, ils feront l’effort et la barrière à l’entrée que la distribution constitua malgré tout en Europe pour les constructeurs asiatiques tombera. Ici, le fait que l’UE ait imposé l’électrification à marche forcée n’est pas central : il s’agit d’un risque associé à ces stratégies consistant à rechercher les marges plutôt que les volumes.
La même chose est vraie sur un autre mode de la question des usines. En effet, même si les statistiques des années 2020, 2021 et 2022 semblent dire l’inverse, la "question chinoise" ne se pose pas à moyen terme en termes d’importations ou de déficit commercial : pour les constructeurs chinois, comme pour les constructeurs japonais ou coréens en Europe ou en Amérique du Nord et comme pour tous les constructeurs qui cherchent à devenir globaux, il ne peut y avoir de pénétration forte de grands marchés régionaux qu’à condition d’y disposer d’unités d’assemblage et, à terme, de tissus de fournisseurs partenaires localisés près des marchés.
Les industries automobiles japonaises et coréennes sont certes massivement exportatrices en direction des Etats-Unis d’abord et de l’Europe ensuite mais l’essentiel des volumes qu’elles vendent en Europe sont assemblés en Europe. Comme on le sait, les constructeurs japonais ont bénéficié pour que ce puisse être le cas du sabordage de l’automobile anglaise par Margaret Thatcher d’abord et de la transformation du Comité des Constructeurs du Marché Commun -qui ne comprenait que les constructeurs dont le siège était français, allemand, italien ou anglais- en ACEA – qui accueillit les américains puis les japonais puis les coréens et ne fit plus de différences entre "européens" et "présents en Europe".
Comme on le sait encore, l’offensive coréenne intervint après l’élargissement et bénéficia de la volonté très forte des nouveaux Etats membres de développer rapidement une industrie automobile : épaulés par les Etats tchèques et slovaques ainsi que par la Banque européenne d’Investissement, Hyundai et Kia purent construire de magnifiques usines sans lesquelles leur réussite remarquable n’aurait pas pu s’opérer. De ce point de vue, il n’y a guère de raisons de penser que BYD, Geely ou SAIC ne trouveraient pas -si rien n’est entrepris pour l’éviter- des conditions homologues s'ils proposaient à des Etats de l’UE ou à des Etats associés bénéficiant d’accords tarifaires de venir y investir. Là encore le fait que les véhicules à fabriquer soient électriques n’est pas central.
Quant au dernier point, celui qui concerne les offres produits, il est bien résumé par Anne Feitz des Echos quand elle souligne que "MG, BYD ou Great Wall, lancent des véhicules positionnés sur des segments de masse" et qu’elle cite les experts d’Inovev pour qui : "En privilégiant les véhicules les plus rentables, les constructeurs européens laissent un pan du marché, celui des voitures les moins coûteuses, à la merci des constructeurs chinois."
La remarque est assez juste et pointe un élément clé. Elle souscrit toutefois un peu légèrement au credo qui s’est imposé depuis plusieurs années et qui voudrait que, toujours et en tout lieu les "véhicules les plus rentables" soient forcément les plus chers alors que les "voitures les moins coûteuses" ne le seraient pas. C’est oublier que l’inverse a été vrai pendant des décennies dans l’automobile et que, plus récemment, l’aventure Dacia chez Renault est venue indiquer qu’il ne s’agit pas là d’une loi immanente dans l’automobile.
Le fait que la seule offre compétitive en prix disponible aujourd’hui sur les marchés européens soit celle que constitue la Dacia Spring souligne bien ce qui est en cause : ce véhicule est le seul qui rende le VEB abordable et il est importé de Chine. Il n’est pas anodin que Renault n’ait pas, initialement, conçu ce véhicule pour l’Europe : la K-ZE avait au départ été conçue pour la Chine où elle n’a pas pu se vendre et le débouché européen est finalement apparu opportun.
En Europe, les constructeurs européens proposent très majoritairement en 2022 des véhicules très peu abordables et, n’ayant rien fait pour que l’inverse soit vrai, vont répétant que le VEB sera forcément plus cher et que les volumes baisseront.
Ce que dit Innovev revient à dire que si les constructeurs européens ne s’emploient pas – avec le soutien des autorités nationales et/ou européennes -à montrer qu’il n’y a pas là de fatalité et que leurs ingénieries sont capables de se mobiliser pour le montrer, alors d’autres qu’eux se chargeront d’offrir aux consommateurs européens ces "véhicules populaires propres" dont parlait autre fois Arnaud Montebourg.
L’adhésion des populations à l’objectif de la neutralité carbone en 2050 n’est pas compatible avec cette conviction que l’électrique à 40.000 euros nourrit qu’il ne sera pas atteignable en matière automobile par la plupart des ménages et/ou par la plupart des pays. Si l’on veut éviter dans les années à venir que l’alternative à l’impasse politique et technologique dans laquelle nous auront mis les stratégies développées par les constructeurs européens ne fasse apparaître les propositions chinoises comme constituant la seule alternative crédible, alors il est urgent sinon d’imposer aux constructeurs qu’ils changent de cap du moins de donner à la question de "l’affordability" la place centrale qu’elle mérite dans les politiques publiques et fiscales.
La chronique de Bernard Jullien est aussi sur www.autoactu.com.
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