L’abstraction financière, corollaire des recompositions industrielles de long terme : un éclairage à partir du cas PSA

Type de publication:

Compte Rendu / Report

Source:

Compte rendu de la journée du Gerpisa, Number 263, Virtuel (2021)

Notes:

Quentin Belot, ENS Paris-Saclay, IDHES

Texte complet:

La journée du Gerpisa a été consacrée à la question de la financiarisation des grands groupes automobile à partir d’une présentation de Quentin Belot, docteur en sociologie de l’École Normale Supérieure Paris-Saclay, chercheur associé à l’IDHES. Comment conceptualiser la financirisation dans l’industrie automobile ? Doit-on parler de financiarisation ou plutôt d’abstraction financière ?

Stellantis a récemment remplacé PSA. Le groupe PSA était divisé en trois, entre FFP (holding de la famille Peugeot), BPI France (bras financier de l’État français) et Dongfeng (partenaire historique du groupe Peugeot en Chine). Les recherches de Belot sont consacrées à une analyse critique la financiarisation de l’économie et tout particulièrement de PSA. La financiarisation désigne d’habitude l’importation dans le périmètre de l’entreprise les rationalités, les instruments et les indicateurs issus de la sphère financière. On sous-entend alors que l’entreprise est tournée vers la performance financière, vers des acteurs extérieurs au groupe. Les groupes industriels deviendraient le « support » d’investissements financiers. Le capital financier est-il alors un ennemi du capital industriel ?

Pour sa thèse, Belot a travaillé sur les archives de PSA et de la Banque de France et il a réalisé des entretiens avec des acteurs de l’entreprise, des hauts cadres (comptables, directeurs financiers, directeurs de holdings, etc.) et des membres de la famille Peugeot.

Qu’est-ce que la financiarisation ? En quelque sorte, tout est financier sous le capitalisme. Ce n’est pas évident de décrire la dimension spécifiquement financière de l’économie. On le définit alors par ses dimensions macro-économiques, mais les définitions sont extrêmement variées. On peut distinguer une financiarisation exogène, issue de l’essor des marchés financiers, l’émergence de nouveaux acteurs comme les fonds d’investissement, la diffusion de dispositifs socio-techniques qui permettent d’organiser des opérations financières sur les marchés, etc. La valeur actionnariale serait le centre de cette dynamique. On peut également distinguer une financiarisation endogène en tant que mode d’intégration des grandes firmes. L’émergence de grands groupes nécessiterait l’utilisation de dispositifs financiers pour traduire la variété d’activité industrielles en une même grandeur appréhendanble par les dirigeants et par le marché. Ceci influencerait à son tour la structure des bilans des firmes et le profil des managers. On voit une grande diversité dans l’emploi du concept. Pour Belot, celui-ci nécessite donc une examination critique. 


Il faudrait abandonner le récit d’une grande rupture entre le capitalisme des Trente Glorieuses et le capitalisme néolibéral. Dans l’automobile on constate un processus de concentration. Une très grande majorité des véhicules neufs sont fabriqués par une dizaine de de grands groupes. Ceci aurait pour conséquence une politique de rentabilité financière relativement modeste. On constate également l’existence (notamment chez PSA et FCA) des fonds d’investissement passifs. La financiarisation est un phénomène hétérogène qui ne peut pas expliquer toutes les transformations dans le secteur. En quelque sorte, l’abstraction financière est consubstantielle à la constitution des grands groupes et indispensable à leur reconfigurations industrielles. C’est aussi un outil indispensable à la préservation patrimoniale des fonds d’investissements familiaux.

Dans les années 1950 l’entreprise Peugeot est a plusieurs divisions : Automobiles Peugeot, cycles Peugeot, etc. Il n’y avait pas encore une structuration financière de l’entreprise. La famille Peugeot a eu alors une stratégie patrimoniale qui a favorisé cette financiarisation. En 1976 la plupart du capital de l’entreprise est toujours possédée par la famille Peugeot. À la fin des années 2010 cette part diminue au moment l’entrée d’autres actionnaires institutionnels au sein de l’entreprise (l’État et Dongfeng). On peut dire que, malgré ces transformations, le contrôle de la famille Peugeot demeure donc et contribue à la stabilité financière de la firme.

Belot constate qu’il y a un premier mouvement d’abstraction financière dans le groupe pendant les années de croissance (1960-1980). En 1965 il y a une réorganisation industrielle, financière, etc. Le groupe qui émerge est PSA, une holding qui possède Automobiles Peugeot, cycles, outillages, crédit, activités commerciales, Gefco et l’investissement immobilier. Comment gérer alors le contrôle financier de cet édifice ? Il faut réorganiser l’édifice en amont qui contrôle le holding PSA. FFP est alors placé au coeur de ce processus de réorganisation financier. C’est lui qui fait office de bras armé de la famille Peugeot, mais aussi d’interface avec les marchés financiers. Quand PSA a besoin de lever de nouveaux fonds, FFP rachète des actions mises en vente afin de garantir le contrôle de FFP sur le holding PSA.

À partir de 1981 s’ouvre une période de crise. Entre 1980 et 1985 le groupe a des pertes inédites. Jacques Calvet, PDG du groupe PSA met en place une politique de réduction de coûts. Au niveau financier, le groupe doit augmenter son capital : il y a une réduction du contrôle direct de la famille Peugeot. En 1989, la famille Peugeot essaie de faire entrer de nouveaux investisseurs (amis) dans le capital. Il faut que le holding FFP soit côté en bourse. L’État français demande alors à la famille Peugeot de diversifier FFP, car le groupe PSA ne peut pas coter deux fois son capital. C’est aussi dans les années 1990 qu’a lieu la fusion des activités (outillage, cycles) et la création de Faurecia (en 1997) : on voit alors un recentrage industriel dans coeur de métier, l’assemblage.

La crise du marché automobile européen de 2009-2012 se traduit aussi par des pertes importantes pour le groupe. Une des décisions prises alors est d’internationaliser davantage le groupe, de déconcentrer les risques associés au marché européen (entrer dans le marché américain, chinois). Cette crise aboutit à une recomposition du capital de PSA, avec l’entrée de Dongfeng et de l’État français. Il y a alors une mise en tension absolue du groupe PSA à tous les étages vers la rentabilité financière.

À partir de 2014 il y a également un renforcement de la stratégie de diversification de l’investissement. Tout au long de ces transformations, il y a également une restructuration de la structure en amont, FFP, avec un changement à sa tête et l'embauche d’une nouvelle équipe. Le but est de se dissocier progressivement de l’activité automobile. On voit une distinction entre FFP et le groupe PSA à partir de 2017. Les retournements conjoncturels qui affecteraient le groupe PSA affecteraient aussi FFP, d’où l’intérêt de ce dernier de diversifier des actifs afin de se dissocier de l’actif PSA. Ainsi, depuis 2002, on constate une forte accélération de la diversification du portefeuille de FFP comme réponse aux problèmes patrimoniaux et de contrôle de PSA. Mais ces évolutions sont aussi la réponse à des problèmes industriels.

 

Discussion par Bernard Jullien (GREThA) : La question de la financiarisation a été peu traitée par le Gerpisa. Mais on sait que ce n’est pas un rouleau compresseur qui s’imposerai sur les logiques industrielles. De même, la financiarisation ne s’applique pas qu’aux 30 dernières années. Il n’y a pas d’incompatibilité entre cette forme de financiarisation dans les années 1960 et la financiarisation contemporaine. Elle n'est donc pas coupable de tous les maux qu'on lui impute. Dans les années 1980-1990, certaines logiques productives et d'innovation sont compatibles avec la financiarisation. Mais la question demeure de savoir comment est transformé le métier de constructeur par la finance ? Le lien entre les questions de financement et les questions financières est importante. Pendant la période Calvet il y a des augmentations du capital, ce qui entraîne une baisse du contrôle de la famille Peugeot. La question de savoir s’il y a un parasitisme de la finance sur l’entreprise se pose quand même. Pour certains, une partie des difficultés de PSA dans les années 2010-2013 seraient liées à cela. La famille Peugeot serait un boulet aux pieds de l’entreprise ? En 2014, l’analyse qui dominait était qu’enfin PSA allait se débarrasser de la famille Peugeot. D’autres questions se posent. Est-ce que l’électrification est possible dans le contexte de financiarisation ? Il y a un vrai problème de captation de la ressource par la finance, et il y a un problème des objectifs financiers avec la politique industrielle.

 

Discussion par Tommaso Pardi (CNRS, IDHES) : Il y a toute une littérature qui remet en cause la rupture des années 1980 qui transformerait de l’extérieur les industries, avec des managers qui détruiraient l’héritage des Trente Glorieuses. Les firmes automobile ont porté la financiarisation de leur groupe. Dans les années 1980-1990 la finance va exercer des pressions sur la profitabilité des activités industrielles. On voit un changement à l’intérieur des entreprises : on investit non plus si c’est rentable, mais si c’est suffisamment rentable. On ferme des usines rentables, mais pas suffisamment rentables. On voit comment alors la finance influence les décisions industrielles. Mais la finance capte aussi une partie de la valeur. Phénomène compensé par un endettement du secteur automobile. Par exemple, GM a fait trop de rachat d’actions et s’est trop endetté, ce qui a fait que le groupe était en faillite. Cette captation de la valeur par la finance dans un secteur où les marges sont faibles doit être pris en compte. La problématique serait davantage de savoir comment évolue le rapport de forces des différentes formes de financiarisation, endogène ou exogène. L'industrie automobile a géré cette financiarisation. Les holdings ont eu un usage stratégique de la financiarisation. Mais il y a aussi des tensions entre ces formes de financiarisation. Il faudrait en outre comparer comment les différent groupes participent à la financiarisation. Il faut éclaircir empiriquement comment les groupes contribuent à la financiarisation et en même temps sont affectés par elle. Pourquoi les entreprises allemandes se sont mieux adaptées à la financiarisation ? Il faudrait mieux comprendre les logiques derrière les investissements financiers. Est-ce que les relocalisations de la production répondent à des logiques industrielles ou financières ? À quelle logique répond la restructuration la R&D ? Cela répond à des logiques endogènes ou aux conseils de consultants globaux ? Quel programme de recherche peut-on mettre en place autour de ces questions ?

 

Réponse : On est habitués à réfléchir en termes de financiarisation. J’essaie d’adopter alors une posture critique vis-à-vis de ce concept. Mais, bien sûr, ce phénomène a des conséquences sur les entreprises. Or on ne peut pas voir ça comme l'imposition de logiques externes qui s’imposent sur les entreprises. Chez PSA il ont construit deux salles de marché, non pour faire de la spéculation, mais pour mettre des opérateurs qui vont agir sur les marchés pour mieux les comprendre et pour mieux agir sur ceux-ci. Ces grandes transformations s’incarnent concrètement dans des jeux d’acteurs, ce qui ne va pas sans créer des tensions. Le but n'est pas de dire que la financiarisation n’existe pas, mais que ces transformations sont imbriquées avec des acteurs qui circulent entre différentes sphères.

 

Bernard Jullien : Les statistiques sont utiles, mais ce n'est pas assez de mesurer les parts de profit ou les politiques de distribution des firmes automobile. Il faut étudier ou comprendre les épisodes particuliers, d’où l’intérêt des analyses de cas, comme tu le fais. Chez Volkswagen il y a eu un affrontement entre les analystes et les managers. Chez PSA, l’épisode 2013-2014 a soulevé des tensions semblables.

 

Quentin Belot : Il n'y a pas un seul indicateur qui permet d’évaluer la financiarisation. On pense que les dividendes permettent de le comprendre. Cependant, les dividendes baissent dernièrement, peut-on dire qu’il y a moins de financiarisation ? Pas forcément. Cet indicateur ne dit rien sur l’actionnariat. Il faut voir dans le détail l’évolution de la structuration de l’actionnariat dans le temps. Cela permet de comprendre le contrôle réel sur la firme.

 

Questions : La dimension financière est une dimension constitutive de l’industrie automobile, ce n'est pas un phénomène qui apparaît tardivement. Elle apparaît au moins dès les années 1920, on y voit une dichotomie entre l’expansion industrielle et un conservatisme financier qui cherche à se protéger du capital financier, i. e. les grandes banques. En France, c’était le Crédit Lyonnais qui était un partenaire fondamental. 
Cette question de contrôle est central dans ce que tu avances sur la financiarisation. L’autre élément est l’internationalisation des groupes. Renault demande à l’État français de créer un holding en Suisse afin d’internationaliser ses investissements. Ces questions doivent bien sûr être historicisées. On peut aussi comparer la financiarisation de PSA à celle du groupe Fiat, un autre groupe familial. Ce qui interpelle est l’opposition entre logiques financières et industrielles, la question de l’allocation des ressources. Ta présentation montre que très tôt chez PSA des acteurs émergent pour étudier les marchés et mais aussi pour les influencer. PSA a touché le fond en 2012. Puis Tavares a remis le groupe sur pied. On met aussi en place des nouvelles têtes. Comment alors viennent se juxtaposer les différentes logiques, industrielles et financières ? Comment travaillent ensemble les financiers et ceux qui viennent des métiers « durs » du manufacturing ?

Quentin Belot : L’arrivée de Tavares est accompagné par la promotion de gens avec un profil « ingénierie groupe ». Pour eux, les problèmes de rentabilité financière doivent être ancrés sur le terrain. Comment ceci se traduit au niveau de la production ? Avec une chasse à coûts importante. En termes de politique industrielle, il faut jouer sur la flexibilité de la main-d’oeuvre. La réorganisation de 1965 remplit cherche à être bien vus par la communauté financière, les banques et les concurrents notamment. Enfin, il faut avoir à l’esprit la logique familiale de Peugeot, qui est fondamentale dans la transformation financière du groupe. Mais, attention, il faut prendre en compte des schémas de transformation à différents niveaux ou étages qui sont relativement autonomes.

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