Daniele Di Nunzio, Matteo Gaddi, Angelo Moro - "Lavorare in fabbrica oggi" - Une enquête sur les conditions de travail chez FCA-CNH

Type de publication:

Compte Rendu / Report

Source:

Compte rendu de la journée du Gerpisa, Number 259, Virtuel (2021)

Notes:

Daniele Di Nunzio (Fondazione Di Vittorio), Matteo Gaddi (Fondazione Claudio Sabattini) et Angelo Moro (Univ. de Bourgogne)

Texte complet:

L'ouvrage présenté lors de cette journée du Gerpisa est issu d’une recherche collective sur les conditions de travail dans les usines FCA-CNH en Italie. L’enquête a recueilli 7 833 questionnaires avec des travailleurs et autour de 160 entretiens dans 16 usines et établissements du groupe.

Daniele Di Nunzio :
L’enquête a été menée entre 2017 et 2019.  Actuellement, en Italie, FCA-CNH et Magneti Marelli emploient autour de 62 000 personnes, dont 50 000 ouvriers dans 54 usines, dont quelques centres logistiques.
Di Nunzio revient tout d’abord sur les caractéristiques sociales des répondants à l’enquête.
- 80 % sont des hommes (92,4 % chez CNH et 79,2% chez FCA).
- Ils ont 45 ans en moyenne.
- 21,8 % sont syndiqués à la FIOM, 24,6 % le sont dans d’autres syndicats (le taux de syndicalisation chez FCA-CNH est plus élevé que le taux de syndicalisation dans le reste du secteur privé).

Comment évaluer les conditions de travail ? L’équipe a établi une échelle de 1 à 10 sur la performance du travail, la sécurité, l'environnement de travail, les conditions de l'emploi (qualification, salaire), aspects relationnels, etc.
Les résultats montrent que les rapports avec l’encadrement sont très mal vus. Il en est de même pour les classifications et pour l’environnement de travail (état des toilettes ou des vestiaires). D’autres aspects sont moins critiqués, comme le temps de travail, ou les conditions de protection ou de danger de l’environnement de travail.
L’évaluation des différents aspects des conditions de travail varie selon le métier exercé. Ainsi, les ouvriers de montage évaluent le plus négativement les conditions matérielles de travail, les employés de contrôle de qualité évaluent négativement les salaires et les caristes la sécurité, et les logisticiens évaluent négativement l’équipement de sécurité. Mais, dans l’ensemble, deux tiers des enquêtés affirment qu’il y a une dégradation des conditions de travail les dernières années.

D’où provient cette évaluation négative ? Pour Di Nunzio cela tient à l’intensification du travail et  à l'introduction du World Class Manufacturing (WCM) et de l’Ergo-UAS System, des termes derrières lesquels on retrouve la lean production associée au modèle organisationnel de Toyota. Les enquêtés parlent principalement d'une saturation des postes (ajout de tâches), mais aussi une dégradation de la qualité de l'environnement (saleté, parmi d'autres). Les nouveaux outils au travail et les nouvelles technologies peuvent aider, mais n’améliorent pas radicalement les conditions de travail. Enfin, en ce qui concerne le système de formation, les travailleurs le jugent très sévèrement après l'introduction du nouveau système de production WCM et Ergo-UAS.

Quels effets ont eu ces modifications sur les travailleurs ? L’enquête montre que 24 % des travailleurs déclarent avoir eu un accident avant les trois dernières années, et 4 % déclarent un accident les 3 dernières années. Or seulement 57 % des travailleurs ont déclaré leur accident. De plus, 30 % des travailleurs déclare avoir des capacités restreintes pour cause médicale.

Enfin, qu'en est-il de la participation des travailleurs ? Selon la majorité des enquêtés, le nouveau système ne favorise pas la participation, ils ne se sentent pas impliqués. Cependant, plusieurs travailleurs participent, au moins la moitié d’entre eux, mais ils ne se sentent pas écoutés. Ils accusent le team leader d’être sourd à leurs suggestions : seulement 13,7 % dit que le manager considère les opinions des travailleurs.

Matteo Gaddi :
Celui-ci revient sur l’aspect qualitatif de la recherche, sur les entretiens menés face à face. Ces entretiens permettent de mieux évaluer les déterminants de la dégradation des conditions de travail. Les entretiens confirment que les conditions de travail se sont dégradées par l’introduction de la nouvelle organisation du travail, qui consiste en l’intensification du travail, l’augmentation de la charge de travail et une plus grande saturation des postes.

Le WCM est dérivé du modèle lean, tandis que Ergo-UAS est un outil pour évaluer le risque pour chaque poste (où UAS est une métrique du temps de travail d'un poste). Ces trois éléments sont distincts mais, du point de vue des travailleurs, c’est une seule et même chose. Dans ce contexte, les outils technologiques sont les moyens techniques qui permettent l’implémentation totale et optimale de ces changements dans l'organisation du travail.

Gaddi revient sur l’histoire de ces changements. L’accord d’entreprise de 1971 introduit le concept de « saturation maximale » des postes. Mais un nouvel accord collectif est introduit par le nouveau PDG du groupe Sergio Marchionne en 2011. L’entreprise est désormais libre de planifier la production journalière et de modifier la saturation des postes. L’entreprise cherche alors à identifier et à supprimer les activités sans valeur ajoutés, c’est-à-dire les activités qui correspondent à du downtime. Cependant, ces activités, considérées comme du « temps mort » par l’entreprise, constituent des « micro-pauses » pour les travailleurs, tant physiquement qu’intellectuellement. Dans ce système de mesure des activités, tout moment qui ne constitue pas un ajout est considéré comme une perte, donc comme un coût.

Pour l’intervenant, les volumes de production et le temps alloué sont essentiels pour comprendre les conditions de travail. Les outils, les machines et les robots ont aussi un temps alloué, et il est impossible de le modifier. Les outils qui sont censés aider les travailleurs guident les performances des travailleurs et donc sont une contrainte de temps et sur les rythmes de travail. En outre, la digitalisation du procès de travail contribue à ce phénomène et devient un outil puissant pour contrôler la performance des travailleurs.

Angelo Moro :
L’intervention est axée sur les enjeux de la représentation syndicale et de l'action syndicale chez FCA-CNH. Afin de comprendre ceux-ci, il faut revenir en arrière. L’« automne chaud » italien de 1969 a contribué à l'introduction d'un nouveau système de représentation syndicale basé sur des conseils d'usine élus par les travailleurs. Puis, en 1970 le « statut des travailleur » a changé radicalement le système de la représentation du personnel avec la mise en place des représentants syndicaux d’entreprise (RSA en italien) qui étaient une émanation des conseils d’usine.
Puis, le système a changé dans les années 1980-1990 avec la mise en place des représentants syndicaux unifiés (RSU). Ces derniers ont plus de pouvoir de négociation que les précédents, ils peuvent signer un accord d’entreprise. Dans les années 2000 les RSU ont remplacé les RSA.

En 2010, la direction de Fiat a menacé de délocaliser une partie de la production en Pologne. Les syndicats CISL et l’UIL ont donc accédé aux souhaits de la direction d’ouvrir des négociations en vue d'un nouvel accord d'entreprise. C’est ce qui a permis de négocier le « Contratto Collettivo Specifico di Lavoro » (CCSL).
Entretemps, Fiat s'est retiré de l'accord de branche. Or la loi ne protégeait que les syndicats qui signaient les accords collectifs. C’est pour cela que la FIOM, syndicat non signataire du CCS et principal syndicat dans les usines Fiat, a été exclu de la représentation syndicale. Après deux ans de contentieux, en 2013, la cour constitutionnelle a forcé Fiat à reconnaître la CGIL.
Moro rappelle que, depuis, FCA négocie séparément avec la FIOM. Le clivage entre la FIOM et les autres syndicats continue de structurer le système de représentation au sein de FCA. D’un côté, les syndicats signataires sont élus lors des élections professionnelles, ils participent aux IRP et bénéficient d'heures supplémentaires de délégation. Tandis que la FIOM ne peut pas participer aux élections professionnelles, ne peut pas participer aux IRP et n’a que les heures de délégation accordées par la loi. Malgré ces obstacles, les élections aux instances de représentation de santé et de sécurité auxquelles peut participer la FIOM montrent que les travailleurs accordent une grande part de leur confiance à ce syndicat.

Quels sont aujourd'hui les obstacles pour les représentants de la FIOM ? On constate le manque d'heures de délégation, le développement de nouveaux échelons hiérarchiques intermédiaires (comme les team leaders), la réduction des pauses (souvent utilisées pour des activités syndicales), la peur de répression de la part de l’entreprise, etc. Les représentants de la FIOM trouvent néanmoins des moyens d’agir et d’intervenir. Selon Moro, ils s'adaptent tout en résistant. Les micro-conflits persistent dans les usines.

Malgré un contexte très difficile, la FIOM continue d'agir dans les usines de FCA. Il existe toujours un réseau très fort entretenu par le syndicat et un très fort dévouement de la part des représentants, souvent consacrant du temps hors travail à leur activité de représentant. Ceci rappelle que, pour l’intervenant, une usine sans syndicats et sans conflits est impossible.

Discussion

Question : Sur la méthodologie de l’enquête. Comment s’est déroulée l’enquête ? S’agissait-il d'une demande de la FIOM-CGIL ? Comment ont été menés les entretiens ? À l'usine ? Au local syndical ? Comment ont-il été obtenus ?

Comparaison avec PSA. En 2013 et 2016, PSA a signé des accords de compétitivité avec les syndicats comme une réponse à la crise. Il faut rappeler que PSA a frôlé la faillite en 2012 et qu’elle a fermé l’usine d’Aulnay-Sous-Bois. Suite à ces accords l’employeur s’engageait à ne pas licencier. Chez FCA le nouvel accord collectif de 2011 fait sortir les usines de la négociation collective de branche. Dans quel contexte a été introduit le nouvel accord, le CCSL, avec le WCM et l’ergo-UAS. S’agit-il d’un effet de la crise de 2008 ? Qu'est-ce qui a permis de mettre en place le CCSL ?

Daniele Di Nunzio : Le principal objectif de cette enquête était d’étudier les conditions de travail dans les usines FCA. Ensuite, d’améliorer l’expression des travailleurs, notamment à travers le questionnaire, donc de considérer le point de vue des travailleurs. Également, de refléter les conditions de production des connaissances sur le travail à l'usine. Enfin, d'utiliser les résultats de la recherche pour créer des réseaux de collaboration entre des chercheurs et des syndicalistes.
On peut dire que cette recherche est le produit d’une collaboration avec des représentants du personnel. Il s'agit d'une co-recherche, c’est-à-dire la recherche pensée comme une collaboration. Il s'agit donc de faire de la publicité sur les conditions de travail, dans un contexte d'absence de représentation des travailleurs au sein de l’entreprise.

Matteo Gaddi : FCA a imposé le CCSL en faisant du chantage. Sergio Marchionne, PDG de l’entreprise, n’a pas mobilisé l’argument de la crise, mais a dit que si les travailleurs refusent le nouveau accord collectif, il y allait y avoir des fermetures de sites. FCA a alors imposé un référendum pour valider l'accord. Mais seulement une moitié des travailleurs a validé l’accord.

Angelo Moro : Le lien entre la crise et le nouvel accord CCSL est relativement faible. La direction de FCA a vu l’opportunité de modifier les relations professionnelles dans le contexte politique du pays (les dernières années de Berlusconi, pression de la BCE d’introduire des modifications dans le droit du travail, etc.). FCA s’est tout simplement servi de la nouvelle législation. L’argument était le suivant : Fiat est désormais un groupe international, l’entreprise doit investir là où elle peut en tirer du profit. C’est un changement aussi dans la culture d’entreprise chez FCA.
Ceci est intéressant : le chemin emprunté par Fiat n'est pas le même que celui pris par d'autres entreprises du secteur automobile. Aucune autre entreprise n'a suivi FCA dans ce chemin. Surtout, aujourd’hui la direction de Fiat reconsidère revenir dans la fédération des employeurs de la métallurgie.

Question : Il y a une division entre travailleurs permanents et temporaires dans les usines FCA ? Quelle est leur situation ? En termes de condition de travail, de poste de travail, de salaire ?
Quel a été le processus d’enquête ? Comment avez-vous établi le questionnaire ? Comment avez-vous administré les questionnaires ? Avez-vous eu l'opportunité de présenter les résultats auprès des travailleurs ou des syndicalistes ?

Question : On ne voit pas des enquêtes d'une telle magnitude aujourd’hui. On s'intéresse peu au travail, ou aux travailleurs. Le cinéma italien s'est intéressé au travail et aux travailleurs. On peut penser aussi au travail de Stéphane Beaud et de Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, désormais classique, qui n’a pas d’équivalent en Italie.
Votre travail fait écho à mes recherches sur les usines d’entreprises japonaises en Europe. C’étaient des usines sans syndicats qui avaient souvent sélectionné leurs travailleurs en dehors des zones industrielles, donc sans tradition syndicale.
Quelles conclusions peut-on tirer de votre enquête ? On pourrait tirer une approche régulationiste qui est celle qu'on a au Gerpisa. On voit que le système de production chez FCA est peu efficace, le système ne permet pas aux travailleurs de bien faire leur travail. On pourrait construire une alliance avec le management autour d'un autre modèle productif qui soit un peu plus viable pour les travailleurs.
Enfin, le déclin de la production chez Fiat a été central dans l’adoption du CCSL. Le marché unique a produit ça en quelque sorte. Les perspectives pour Stellantis sont sombres, car il y aura probablement des restructurations.

Question : Vous avez enquêté sur différentes usines. Quelles différences constatez-vous entre FCA, CNH et MM ? Chaque usine produit pour des marchés différents ? Tout apparaît très homogène dans votre enquête. Enfin, quel est le rôle des travailleurs temporaires ? Comment fonctionne le marché interne ?

Daniele Di Nunzio : Le groupe de recherche est vaste, il y a plusieurs approches théoriques. Il faut néanmoins approfondir la recherche sur les conditions de travail. Lorsqu'on d'intéresse aux conditions de travail, on parle de la qualité de la vie au travail, la qualité de vie en général et le type de société dans lequel on vit.

Les contrats temporaires sont utilisés surtout dans les nouveaux produits. Quand FCA lance un nouveau modèle, elle fait appel à des travailleurs temporaires. Il y a bel et bien une diversité importante entre les usines FCA et CNH. On peut dire que les conditions de travail sont pires chez FCA.

Matteo Gaddi : Des volumes de production ont transférées d’Europe de l'ouest à Europe de l'est. Cette situation pousse à la mise en concurrence entre les travailleurs de différents pays. On ne peut pas isoler des éléments des conditions de travail ou du lean management. Cela fait un système. Il faut une coopération entre syndicats européens.

Angelo Moro : Le procès de travail est-il devenu transparent ? Pour qui est-il devenu transparent ? Le but de FCA n’est pas de rendre le procès de travail aux travailleurs, mais à l’encadrement.
De nombreux travailleurs jeunes dans des contrats temporaires sont entrés dans l'entreprise avec l’idée que le WCM était une promesse. Ils disaient qu’ils avaient des suggestions qui n'ont pas été prises en compte.

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