Marc Alochet - Ruptures technologiques et dynamique d'une industrie, la transition vers l’électromobilité

Type de publication:

Compte Rendu / Report

Source:

Compte rendu de la journée du Gerpisa , Number 256, Virtuel (2020)

Notes:

Marc Alochet

Texte complet:

Compte rendu de la journée n° 256 : Marc Alochet, Polytechnique, i3-CRG, « Ruptures technologiques et dynamique d'une industrie, la transition vers l’électromobilité »

Marc Alochet intervient dans le cadre des journées du Gerpisa. Cette année, elles s’intéressent à la manière dont la crise du Covid-19 modifie les tendances qui étaient déjà présentes dans l'industrie auto, dont l’électrification.
Son point de départ est le fait que l’électrification est en marche. Or il ne s’agit pas d’une démarche volontaire. Comme on l'a vu lors de la journée précédente avec Tommaso Pardi, il y a une forte pression de la réglementation sur les constructeurs par l’Union européenne. Il y a faut prendre aussi en compte d'autres éléments tels que suppression de véhicules thermiques dans les centre villes, ou les objectifs de neutralité carbone dans certaines villes. Ainsi, depuis 2-3 ans, la plupart des constructeurs se sont lancés dans la construction de véhicules électriques (VE). Ceux-ci seront disponibles massivement vers 2022.

Que va-t-il se passer suite à la crise du Covid-19 ? Le marché automobile a été très secoué en 2020, même si cela avait commencé en 2019. Les ventes de VE ont certes régressé, mais moins que le marché total. Les données montrent qu’aujourd’hui c'est l’Europe qui tire le marché du VE. La crise actuelle a ralenti la conversion vers l’VE, mais ne l’a pas stoppée : le VE dépassera tôt ou tard le véhicule thermique. Certains estiment que cela aura lieu vers 2035.

Une question qui demeure en suspens est de savoir si l’électrification massive risque de perturber l’architecture industrielle de l’automobile. En effet, une innovation technologique peut venir perturber les firmes, pouvant les faire disparaître du marché, ici elle peut perturber la structure du marché automobile. Pourtant, l'industrie automobile est très résiliente, stable, voire conservatrice. Tout semble indiquer que dans le cas de l’électrification massive, l’industrie automobile garderait ce degré de résilience.

Cela ne répond pourtant pas à la question de savoir quels effets aura l'électrification sur l'industrie automobile : va-t-elle perturber son architecture ? Pour répondre à cette question, Marc Alochet a réalisé une étude empirique sur 14 constructeurs mondiaux, anciennes entreprises et nouveaux entrants, sur le développement des VE. Quelles sont leurs stratégies ? Fabriquent-elles les VE dans des usines existantes ? Est-ce en adaptant leurs compétences ? A-t-il fallu développer des nouveaux sites industriels ?

Il constate à ce sujet sept stratégies, qui sont des configurations différentes entre make, buy et ally. Il constate notamment que 80 % des constructeurs ont choisi de fabriquer les systèmes de batteries eux-mêmes et que 90% des constructeurs ont choisi de réaliser des systèmes de propulsion électrique par eux-mêmes. De même, en ce qui concerne la fabrication des modèles mis sur le marché dans 42 sur 44 cas, il y a eu une fabrication dans des usines réadaptées. Seulement deux sont fabriquées dans des sites industriels nouveaux. Il apparaît donc que ce sont les constructeurs qui fabriquent les VE dans leurs sites de production existants et qu'ils ont aussi intégré dans ces systèmes de fabrication les batteries (au niveau des modules et du pack) et les systèmes électriques (moteur et transmissions).

Pourtant, pour Marc Alochet, d’autres architectures peuvent exister, avec des chaînes de valeur plus horizontales (modulaires). Dans de telles configurations, les constructeurs de batteries et de systèmes électriques pourraient prendre le devant sur les constructeurs. Rien ne dit que dans une telle configuration les constructeurs de batteries et de systèmes électriques ne puissent pas atteindre des niveaux de production et de qualité équivalents aux constructeurs automobiles.

Cette configuration n’est pas advenue pour plusieurs raisons. 1) Le système de batteries (le pack) est le cœur de la voiture, il est aussi le cœur de métier du constructeur (car il définit l’identité de la voiture). 2) L’électrification diminue la part de production additionnelle. Si ces éléments sont intégrés dans l’activité des constructeurs, cela peut être une manière de réduire l’impact de l’électrification sur l’emploi. 3) Il y a eu une amélioration substantielle des systèmes de batterie, mais on ne voit pas de mouvement technologique où les fournisseurs de batterie seraient en capacité d’imposer une rupture technologique qui ferait qu'ils prennent la main sur les constructeurs.

Pour Marc Alochet, ceci confirme la résilience de l’industrie automobile. Est-ce que cela résume pour autant les effets de l'électrification dans l’industrie automobile ? Afin de répondre à cette question Alochet propose de partir de trois questions. 1) Qu’est-ce qui est transporté (on peut transporter des personnes, des produits, des services, etc.) ? 2) Qui conduit le véhicule (un particulier, une entreprise ou un système autonome) ? 3) À qui appartient le véhicule (au conducteur, à un particulier, à un opérateur de mobilité) ?

On voit alors que l'industrie automobile connaît d’autres transformations que le VE, comme la mobilité partagée, le véhicule autonome, les transformations urbaines, les comportements des consommateurs, etc. Des nouveaux acteurs (Uber, Tesla, etc.) pourraient aussi avoir la capacité de perturber la construction automobile. Il y a donc des facteurs de changement internes et externes, technologiques et non technologiques. Dans ce cadre d’analyse, la dynamique technologique n’est qu'un des facteurs de changement parmi d’autres, on atteint une vision plus large qui dépasse la question du déterminant technologique.

En élargissant la focale, on peut étudier au niveau international les initiatives de mobilité. Selon Marc Alochet, on peut identifier au moins trois idéaux-types d'initiatives de mobilité :

Le premier, celui de « mobility service added to product » est une extension de la chaîne de valeur de l'automobile. Ici, il y a toujours un modèle de vente à des individus de produits fabriqués massivement. Le business model n'est pas modifié.

Le deuxième, celui du « robotaxi » a un impact fort sur l’architecture du marché automobile. L'opérateur de mobilité impose son modèle à ses fournisseurs, il peut intégrer un système complet. On est dans le modèle électrique, autonome et partagé. Le robotaxi est en concurrence avec le véhicule traditionnel et il pourrait même le supplanter. Les constructeurs automobiles y seraient réduits à des fournisseurs de commodités (les véhicules).

Enfin, le troisième est celui de plateforme ouverte de mobilité territoriale. Elle peut potentiellement déstabiliser l’architecture. Il s'agit d'un modèle orienté vers le territoire. C’est ce dernier qui peut dicter les spécifications du modèle de mobilité. Ce sont des écosystèmes hétérogènes qui répondent à des besoins collectifs. Le véhicule ici n’est qu’un des outils de réalisation de la mobilité, il n'est pas le seul.

Un dernier élément qu’ajoute Marc Alochet est celui de la comparaison entre les réglementations nationales. Celles-ci influencent la direction et la vitesse des changements de l’industrie. On peut comparer les réglementations environnementales entre l’Europe (Commission européenne) et la Chine (Conseil d’État chinois). Comment cette réglementation influence l’industrie auto ?

En Europe, la compétition doit rester équitable, la politique est orientée vers une compétition « juste ».  Mais la coordination est difficile entre 27 pays, avec beaucoup d’inertie. En Chine, la politique est orientée vers l’industrie et la réglementation est très dirigiste : les industriels ont moins de latitude. Par exemple, avec Made in Chine 2025, l’industrie automobile ne doit pas seulement être un « bon compétiteur », mais elle doit aussi guider l’industrie mondiale dans son ensemble, elle doit prendre le leadership de l’industrie. Actuellement, la Chine a la capacité d'imposer ses standards sur l’industrie auto globale, par son marché et par son pourcentage de véhicules électriques.

Discussion :

Question : le VE est une innovation systémique. Mais, en même temps, le VE ne modifie pas le contrôle qu’ont les constructeurs sur leur produit, le VE ne modifie pas la nature du produit, et ne modifie pas la chaîne de valeur. C'est une innovation paradoxale. Le VE devient un produit conventionnel. Or Michel Freyssenet disait que le véhicule électrique pouvait changer complètement l’automobile. Pourquoi ces changements ne se sont pas produits ? Pourquoi n'y a-t-il pas eu de disruption ?

Qu’en est-il des business models ? Certains acteurs peuvent entrer dans le marché proposant des produits innovants. Pourtant, Uber perd de l’argent, ils n'ont pas un business model viable. Y aurait-il des business models qui pourraient leur permettre prendre la main ?

La Chine a une conception politique de l'industrie, ce qui fait défaut en Europe. La Chine est le premier marché du monde, mais le marché Chinois est encore dominé par les constructeurs européens. Peut-on voir l’émergence d'un champion chinois du VE ? La réglementation peut-elle aider à faire émerger ces acteurs dominants ?

Il n’y a que Tesla qui est engagé dans la volonté de transformer sa firme en un acteur industriel. Mais la certification peut amener à une standardisation des produits. Cela peut renforcer les constructeurs automobile, c'est-à-dire ceux qui ont déjà une position dominante dans le marché ?

Peut-on dire que la réglementation européenne a pour objectif de pousser les normes de CO2 à des niveaux très élevés pour 2030 pour garder de l’avance sur la Chine ? C’est un protectionnisme écologique qui permettrait ensuite d'attaquer le marché chinois ?

Réponse de l'intervenant : Pourquoi les constructeurs ont gardé les positions dominantes ? La réponse tient à l'usage des véhicules. Un VE ou un véhicule thermique ne sont pas fondamentalement différents. Les VE sont pensés pour être utilisés de la même manière que les véhicules thermiques. Le VE est une offre nouvelle, mais pas entièrement distincte.

Les constructeurs auto ont fait passer l'idée qu'on allait utiliser les VE comme des véhicules traditionnels. Les constructeurs ne sont pas allés dans la voie qui veut que les VE auront un usage différent. Ceux qui vont dans ce sens là sont ceux qui réfléchissent en termes de mobilités, qui réfléchissent à l’usage de l’objet, ce qui peut déstabiliser l’industrie automobile.

Question : Ceux qui maîtrisent les coûts fixes, les chaînes de valeur, le design, etc. sont les mêmes, ce sont les constructeurs. Ce sont eux qui déterminent les types de VE qui sont fabriqués. Il n’y a pas de business model suffisamment profitable qui puisse les contester ?

Réponse : Le rôle des opérateurs de mobilité est d'arriver à prendre la main en faisant sortir l'industrie du modèle traditionnel du B2C. Les constructeurs sont arrivés à maintenir l’usage traditionnel du véhicule avec le VE, parce qu'ils contrôlent les barrières d’entrée, et parce qu’ils gardent les relations avec les clients. Personne ne remet en cause le fait que PSA, Renault, etc., propose des VE. Ils n'ont même pas été ébranlés par le diesel gate.
Les opérateurs de mobilité, tels qu’Uber, utilisent les voitures déjà existantes sur le marché. Uber n’a rien changé à la donne, il s'appuie sur l’architecture déjà existante. Si un robotaxi innovant existait, cela pourrait changer, mais ce n'est pas encore le cas. Les constructeurs vont vers les services comme ils vont vers le haut de gamme. On reste dans le modèle B2C. Les opérateurs de mobilité, en se dirigeant vers le robotaxi, cherchent à enlever le coût récurrent le plus important, c’est-à-dire le chauffeur. Cela pourrait enfin leur permettre d’arriver à un business modale rentable. Est-ce que ce pari marche ? On ne peut pas y répondre encore.

Enfin, les autorités publiques peuvent constituer un autre business model, où celles-ci prennent en charge la mobilité de leurs territoires. Ils dicteraient quelles seraient les mobilités de demain. Le constructeur automobile pourrait se trouver dans la situation de perdre l’hégémonie sur le modèle B2C.

Est-ce que la Chine va réussir à développer une industrie qui va supplanter les constructeurs automobiles traditionnels qui imposent la direction technologique dominante ? La Chine a deux avantages et une faiblesse. Ils produiront un parc automobile électrique de plus en plus important. Mais la Chine introduit des réglementations qui veulent aussi réduire la consommation énergétique des véhicules. Si ces réglementations sont adoptées, cela peut leur donner un avantage concurrentiel important.

Il s'agit là d'une approche ciblée sur la performance du véhicule (même si l'énergie chinoise est carbonée). Tesla est entré par le haut avec des véhicules haut de gamme, en imposant l’idée que le VE doit être un véhicule très performant. Ceci favorise une course à la puissance technologique qui ne va pas dans le sens d'une frugalité et d’une optimisation de la performance écologique des véhicules. Il y a un aspect lié à l’orientation et un aspect réglementaire. Les nouveaux acteurs aux USA peuvent quant à eux facilement lever des fonds, surtout sur des projets qui n'aboutissent pas toujours en terme de profitabilité, comme Uber. Ils ont paradoxalement des moyens d'action que n'ont pas les constructeurs européens.

Dans un scénario où apparaissent des gestionnaires de flotte, les constructeurs peuvent être des fournisseurs de commodités dans une position dominante C'est le cas des constructeurs d'avions, où les constructeurs ont gardé une place très forte dans la chaîne de valeur. Ils assurent la sécurité et l'innovation technologique. De plus, les conditions d’optimisation de la mobilité et la certification fait que les acteurs publics gardent une place centrale. Peut-être dans ce cas les constructeurs peuvent migrer dans un modèle d'opérateurs de mobilité.

Question : les autorités publiques peuvent aussi jouer un rôle dans les autres modèles, comme les robotaxi. C'est le cas des trottinettes électriques, où il y a eu une réglementation importante. Peut-on penser qu’une ville acceptera une dizaine d'opérateurs de robotaxis ?

Réponse : il y a des expériences de robotaxis à grande échelle aux USA. Qu'est-ce qu’on voit ? Ils se servent des acteurs publics locaux pour obtenir les autorisations pour faire leurs expériences. Il n'y a pas encore de vraie collaboration. Leur modèle est celui-ci : dans certaines villes ça marche, on sait faire, on peut proposer cette technologie dans d'autres villes du monde. Une collectivité locale puissante pourrait les refuser, ou pourrait les accepter, mais à condition qu'ils s’adaptent à leur modèle de mobilité. Notamment car c’est un modèle plus souple que la mobilité existante avec des bus.

Question : la Chine pourrait prendre un avantage décisif. On irait vers des véhicules électriques moins performants, plus légers ? Qu'est-ce que la voiture pour les Chinois et peut-il y avoir un recul/régression vers un véhicule low cost ?

Réponse : Les constructeurs se sont accaparés la conception des batteries. Pour le moment, les fabricants de batteries sont loin de prendre la main. Cependant, il ne faut pas sous-estimer les fabricants de batterie chinois. De la même manière, les chinois ont une réglementation plus contraignante. Ce qui va faire qu’il y aura beaucoup de VE fabriqués en Chine, mais pas seulement de marques chinoises.

Question : le VE, est-il un tapis rouge pour la fabrication de véhicules made in China ? Quelle sera la valeur ajoutée européenne de la fabrication des VE et de la batterie tout particulièrement ?

Réponse : où est la puissance électro-chimique d'une voiture ? Dans la cellule. L’industrie chinoise a la main mise sur l'extraction du minerai, en Chine et ailleurs. En même temps, on essaie de limiter les matériaux rares. L'objectif de Saft, filiale de Total est d’utiliser une technologie solide, alors que la production basée sur l’Ion-liquide se déroule en Chine, en Corée et au Japon.

Question : Y a-t-il disruption ou pas ? Le concept de disruption est mal adapté pour parler de ce qui se passe dans l’automobile. On observe la coexistence de changements technologiques, de systèmes de mobilité, de systèmes socio-économiques, etc., qui se dérouleront sur un très long terme. Peut-être faut-il se débarrasser du cadre théorique de la disruption. On pourra voir encore un parc de véhicules thermiques pendant 20, 30 ans, coexister avec un parc de robotaxis, et différents modèles de mobilité. Et peut-être les constructeurs garderont la main, car ce sont eux qui gardent la main sur les différents enjeux.

Réponse : quand j'ai commencé cette recherche je pensais que l'électrification allait changer l'architecture de l'industrie automobile. A-t-on le bon appareillage théorique ? On peut dire qu’il y a des facteurs internes et externes, technologiques et non technologiques, de transformation de l'industrie automobile. Il faut donc se poser la question d'élargir le débat au-delà des facteurs technologiques. Les révolutions technologiques on en a vu beaucoup dans l'industrie automobile. Et à chaque fois, ce sont les constructeurs auto qui tirent l'épingle du jeu. Il faut donc se donner les moyens d'élargir le débat pour analyser les choses de façon plus systémique. Y aura-t-il une coexistence de plusieurs modèles de mobilité ? Peut-être. Nous allons vers une transition longue, à l’échelle de 2035-2050. La rupture technologique n'est pas aussi rapide. Le véhicule autonome en est la preuve : cela faut plus de dix ans que la recherche industrielle s’est engagée sur cette voie et les résultats ne sont pas encore performants.

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