Les leçons du professeur Moscovici pour l’automobile

Moscovici.

Pierre Moscovici, ministre de l’Economie et des Finances, a prononcé jeudi un discours devant les étudiants de l’ESCP. Outre la rassurante impression que l’action gouvernementale n’est pas uniquement faite d’opportunisme politique et de contraintes imposées par l’Allemagne, on y trouve évoquée à plusieurs reprises une question clé pour saisir ce qui s’est passé ces dernières années dans l’automobile aussi bien que pour tenter d’en infléchir l’avenir : celle des prix de l’immobilier.

Nous laissons au lecteur le soin de lire les 18 pages de la leçon du professeur et nous contenterons d’être ici son "chargé de travaux dirigés" sur ce point spécifique. Au début de son discours, Moscovici dit ainsi :
"L’excès d’épargne mondiale a nourri l’inflation du prix des actifs notamment immobilier, tandis que l’intégration commerciale mondiale des émergents contenait l’inflation du prix des biens."

Cette situation décrit les deux dimensions du problèmes : économiquement, l’augmentation du prix de l’immobilier détourne les placements de l’industrie à son profit et creuse un gap entre les rendements des deux catégories d’actifs qui ne se comble pas spontanément ; socialement, ceux qui subissent cette augmentation du prix de l'immabilier ne voient pas leur sort s’améliorer par la modération du prix des biens qui ne la compense pas et la compense d’autant moins que, comme salariés, ils subissent plus que d’autres pour beaucoup d’entre eux "l’intégration mondiale des émergents".

En effet, comme il le souligne un peu plus loin :
"l’intégration commerciale accélérée et le poids croissant des émergents ont réduit les inégalités entre pays – et c’est heureux ! – mais la mondialisation a, dans le même temps, creusé les inégalités au sein de chaque pays. Dans les pays avancés, la réorganisation des appareils productifs autour des innovations technologiques a protégé l’emploi des populations les plus qualifiées. Puis, la "destruction créatrice" a joué à plein. La dispersion des salaires s’est accentuée. Pour préserver leur niveau de vie, en particulier aux Etats-Unis, les ménages modestes se sont endettés."

C’est dire que ceux qui ont subi la mondialisation - et pour lesquelles la destruction a été plus destructrice que créatrice – sont aussi ceux qui ont subi le plus volontiers la hausse du prix de l’immobilier dont d’autres bénéficiaient. Les plus jeunes et les moins qualifiés étaient dans la première catégorie. Les plus âgés et les "CSP+" étaient dans la seconde. Quand l’endettement était facile et que le mécanisme des crédits hypothécaires – qui lient la capacité d’emprunt à la "richesse immobilière" supposée -, les ménages dont le revenu voyait son pouvoir d’achat stagner continuaient de consommer – des automobiles entre autres – en s’endettant. Ailleurs, en France par exemple, l’immobilier "mangeait" une part de plus en plus folle du revenu disponible et réduisait la part "arbitrable" à peu de choses.

Dans l’automobile, cela réduisait la cible "réelle" des constructeurs à des ménages de plus en plus riches et de plus en plus vieux. C’est une des explications majeures de la manière dont ont évolué les marchés et les politiques produits en Europe. C’est une des justifications clés de la fameuse "montée en gamme". C’est aussi une clé de lecture fondamentale des différences de comportements des marchés automobiles européens dans les différents pays d’Europe, avant et après la crise : par exemple, avant la crise, comparé au marché français, le marchés espagnol ressortait comme une espèce d’Eldorado grâce au crédit hypothécaire ; après la crise financière la crise de la dette, c’est plutôt l’inverse car les comptes des ménages français sont beaucoup moins pourris que ceux de leurs homologues espagnols.

C’est également comme Moscovici le souligne, un des éléments souvent oubliés qui a joué un rôle majeur dans la divergence des trajectoires macroéconomiques et automobiles de l’Allemagne et de la France. C’est, a dit Moscovici jeudi, un élément "qui nous distingue fortement de l’Allemagne" ajoutant "ma conviction est que cette évolution est étroitement corrélée aux pertes de compétitivité enregistrée par notre pays dans le même temps".

Moscovici a fondamentalement raison sur ce point. Si l’on en croit une note de Artus citée par Pélata – qui soulignait déjà l’importance de cette dimension -, les mesures se présenteraient ainsi :

Dans l’analyse que propose la note, cette divergence aurait une part "normale" puisqu’elle renverrait à des divergences de "besoin d’immobilier" différents expliqués largement par les démographies et une part qui le serait moins et qui renverrait à une survalorisation de l’immobilier en France et à une sous-valorisation en Allemagne.

Comment cette différence peut-elle être interprétée et en quoi exactement est elle "corrélée aux pertes de compétitivité enregistrée par notre pays" ? Le Ministre n’a pas eu le temps de l’expliquer mais on peut avancer cinq principaux mécanismes :
i) Le premier est que ces phénomènes sont dynamiques et que le peu d’espoir de voir les prix de l’immobilier croître préserve l’attrait de placements autres et évite qu’aux augmentations normales du prix de l’immobilier ne viennent se rajouter une dimension spéculative.
ii) Le second est que la spécialisation de l’Allemagne préserve "naturellement" la profitabilité des investissements industriels là où elle est plus volontiers obérée quand on a – comme la France - une spécialisation plus moyenne et à la fois plus dépendante de la demande intérieure et plus exposée à la concurrence des émergents.
iii) Le troisième est que, en Allemagne, obtenir une certaine modération salariale – dont on avait d’ailleurs modérément besoin – a été d’autant plus aisé à faire accepter que la part "arbitrable" du revenu disponible était préservée. Inversement, en France, où le sentiment de perdre du pouvoir d’achat se nourrissait déjà de la part croissante des dépenses contraintes, faire accepter la modération salariale était plus improbable.
iv) Le quatrième, dans l’automobile, est que, puisque logement et automobile sont, dans l’ordre, les deux postes les plus importants des budgets des ménages, le "consentement à payer" pour l’automobile a été mieux préservé en Allemagne qu’en France et a permis aux constructeurs allemands de bien mieux préserver les volumes et la profitabilité associés à leur "base domestique" que cela n’a été le cas en France.
v) Le cinquième est que la combinaison de tout cela a rendu la tentation de profiter de l’élargissement pour délocaliser l’assemblage a été beaucoup plus forte pour les français que pour les allemands. Il en est résulté des volumes produits décroissants sur les sites français qui ont plombé leurs performances alors que les sites allemands évoluaient symétriquement.

La corrélation se transforme en causalité. Parce qu’elle plonge en large partie ses racines dans des différences de démographie qui conduisent à des arbitrages de fait différents, cette causalité permet de mettre le doigt sur le fait que ces divergences franco-allemandes posent de très sérieux problèmes "d’économie politique" lorsqu’il s’agit de progresser dans ce que Moscovici appelle "l’intégration solidaire de l’Europe". En effet, le besoin de croissance de la zone euro et les conséquences à en tirer sur le rythme à donner au désendettement, le besoin de se protéger éventuellement contre la mondialisation, la manière de gérer la monnaie commune et l’inflation "tolérable" - voire souhaitable – peuvent difficilement et de moins en moins être perçus sur le même mode des deux côtés du Rhin. En matière automobile de même, il est patent que le "modèle allemand" ne peut être un modèle que pour l’Allemagne. Espérer trouver par des exportations hors d’Europe, une solution aux problèmes de volumes et de marges risque déjà d’être peu porteur à terme pour l’Allemagne et ne peut s’envisager pour Renault ou PSA. La montée en gamme se heurte à la domination allemande et exigerait des investissements et une "patience" que ni les actionnaires ni les autres stakeholders n’auront. Quant aux accords de compétitivité censés adapter la France aux exigences de la mondialisation, ils amplifient de fait les inégalités signalées par Moscovici et privent les économies dont les spécialisations sont moyennes et dont la dépendance à la consommation des classes populaires et moyennes est forte des débouchés dont ils ont besoin pour que la croissance revienne. En bref, de même que l’Allemagne est singulière par le comportement de ses prix immobiliers, elle a, dans la construction européenne des intérêts spécifiques qui conduisent ses dirigeants à retenir pour leur pays et à proposer aux autres des solutions qui, si elles se conçoivent de leur point de vue pourrait bien ressembler à des contre-sens économiques et politiques pour leurs partenaires dont la France.

On peut difficilement reprocher à notre ministre de l’Economie de l’ignorer tant son discours indique que son horizon n’est pas celui de Merkel. Il présente l’actuel deal ainsi :
"L’Allemagne avance et accélère la mise en œuvre de mesures de soutien à la demande intérieure. La France assainit ses comptes, corrige son déficit extérieur, et réforme ses structures économiques. Avec la défense de la zone euro en partage."
On aimerait pouvoir le suivre et penser que le deal est effectivement aussi équilibré que cela. A considérer le dossier automobile, la lenteur avec laquelle l’ajustement des prix de l’immobilier s’opèrera, la vitesse à laquelle les emplois sont détruits et surtout les options qui sont actuellement prises pour s’ajuster, on soulignera simplement que la "coopération" franco-allemande doit fermement rompre avec l’idée d’un "modèle allemand". Nous retiendrons donc de la leçon du professeur Moscovici, l’idée qu’il y a bien une différence très grande entre la France et l’Allemagne et que c’est dès lors à trouver des alliés pour la faire plier autant qu’à chercher à la ménager qu’il convient de s’employer.

Bernard Jullien

Lire le discours de Pierre Moscovici, ministre de l'Economie, 22 novembre 2012

Lire l'analyse de Patrick Artus sur les niveaux de prix de l'immobilier en France, Allemagne, Royaume-Uni, Italie, Espagne, Etats-Unis, Japon

La chronique de Bernard Jullien est aussi sur www.autoactu.com.

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