La Bajaj RE60 et l’affrontement de deux visions du monde automobile

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La chronique hébdomadaire de Bernard Jullien directeur du Gerpisa.

L’Indien Bajaj a présenté au Salon de New Delhi le RE 60, un quadricycle à moteur léger (400kg) mu par un moteur thermique de 220 cm3 et émettant moins de 60g. Bien que le prix n’ait pas été communiqué, il s’agit d’un de ces fameux ULC (pour "Ultra Low Cost"). On devrait donc se situer autour – et probablement en dessous – des 2000 euros. En attendant l’annonce du prix, certains consommateurs indiens semblent nourrir l’espoir que la promesse de Tata de donner accès à l’automobile pour 1 Lakh par jour puisse être tenu par Bajaj alors que la Nano coûte finalement entre 1,6 et 2,3. En choisissant de ne pas présenter son véhicule comme une voiture mais comme un "quadricycle" et de le positionner directement comme une alternative aux deux roues et trois roues dont ils connaissent le marché mieux que quiconque, les équipes de Bajaj espèrent sans doute ne pas rencontrer à la vente les mêmes problèmes que la Nano.

Autant que cette question du marché dont, comme celle pendante de la qualité, on ne pourra juger qu’à terme, nous importe ici la présentation qui en est faite par Bajaj et les réactions que cela suscite.

Ce qui est très frappant en effet dans le communiqué de presse par exemple (http://motoroids.com/news/bajaj-auto-reveals-its-small-car-in-delhi-call...) est que Bajaj se situe très explicitement sur le terrain du développement durable. Le constructeur prétend "révolutionner le transport de masse" et souligne que : "toutes ces dernières années, la reconnaissance de la nécessité de disposer d’automobiles plus vertes a été invariablement traduite en appels à donner à l’industrie davantage de temps pour progresser technologiquement, davantage de subventions pour l’aider à vendre de nouveaux véhicules et davantage d’investissements pour que soient mises en place les infrastructures."
Rayant ainsi presqu’explicitement l’option électrique, Rajiv Bajaj poursuit :
"Nous croyons que les gens sur cette planète exigent mieux et plus vite. C’est pourquoi nous avons décidé de nous concentrer sur une solution qui utilise des ressources naturelles disponibles et des infrastructures existantes. (…) Nous pensons être arrivés à un excellent résultat au regard des défis de la mobilité qu’impliquent la rapide urbanisation de l’Inde."

Autant que des clients, le patron de Bajaj semble chercher une légitimité politique et sociale à la voie qu’il promeut en insistant à la fois sur les faibles émissions, la fameuse "affordability" et le fait que l’emprise au sol de ces quadricycles pouvant transporter 4 personnes à l’abri de la pluie sera la même que celle d’un tricycle. Quand on se souvient l’importance qu’avait eu en son temps la fiscalité indienne pour nuire à la commercialisation de la Logan, on perçoit que le "marketing politique" du projet pourrait interférer avec le marketing tout court. On perçoit plus généralement que, face aux ambitions qu’affichent en Inde la quasi totalité des grands constructeurs mondiaux qui, pour la plupart d’entre eux, ont renoncé à ces projets ULC, il en va de la pérennité de cette "voie indienne" souvent évoquée mais jamais clairement affirmée au niveau gouvernemental.

Ailleurs dans le monde, un tel véhicule – comme les "low speed vehicles" électriques chinois – intéresse assez peu l’industrie automobile alors qu’il a tendance à susciter l’enthousiasme des spécialistes – et militants – des "nouvelles mobilités". L’un et l’autre camp délivrent ce faisant des messages subliminaux contradictoires dont la présentation de la RE60 souligne une nouvelle fois qu’ils renvoient à un conflit qui reste ouvert et fait planer sur les temps à venir de très lourdes incertitudes.

Pour le premier des cercles en effet, l’échec technique et commercial de la Nano a été une espèce de bénédiction qui a conforté la conviction selon laquelle le "minimum syndical" automobile était beaucoup plus proche des offres entry existantes que ce qu’avait pensé Tata. Pour les émergents comme pour le développement de véhicules électriques, ceci indique que rien ne peut être entrepris de sérieux sans s’adosser aux savoirs faire techniques, industriels et commerciaux des constructeurs en place. Il serait alors bien imprudent de construire des stratégies de développement technologiques et industrielles sans les écouter, les impliquer et/ou les attirer.

Pour les tenants des nouvelles mobilités à l’inverse (voir le blog "transport du futur" qui nous a inspiré cette chronique : http://transportsdufutur.typepad.fr/blog/2012/01/bajaj-re60-contient-les...), ce que ne sait pas imaginer le Nord, le Sud l’imposera intellectuellement et opérationnellement de même que ce que le conservatisme des constructeurs les empêche de promouvoir devra l’être par des nouveaux entrants et/ou des agrégateurs de solutions de mobilité. Un RE60, bien plus qu’une Blue Car encore, montre alors que, en renonçant à séduire des ménages acheteurs pour offrir des outils partiels de mobilité qu’achèteraient des prestataires pour les rendre disponibles dans des bouquets de services, on parvient à des véhicules dont la simplicité et la légèreté font baisser le coût de manière vertigineuse et ouvrent ainsi très largement l’espace de la faisabilité économique. Il convient dès lors, au Sud comme au Nord, d’écouter le moins possible les constructeurs et d’ouvrir le jeu à d’autres qu’eux.

La probable annonce dans les semaines à venir d’un éloignement entre Renault-Nissan et Bajaj comme le discours assez ironique de Rajiv Bajaj vis à vis des constructeurs et de leur vision du développement durable montrent que les tentatives pour jeter des ponts entre les deux "visions" ne lassent pas de faire problème. Pourtant, dès lors qu’il est hautement improbable que le conflit qui les oppose se solde par la victoire totale de l’une contre l’autre, c’est bien dans la production de compatibilités entre elles que les transitions et, in fine, les mondes automobiles de demain se construiront. Puisqu’il est normal que les industriels radicalisent leurs analyses pour tenter "d’emporter le morceau", il revient au politique, en Inde comme ailleurs, d’arbitrer et d’obliger les uns et les autres à cohabiter dans des espaces de production et d’usages qu’ils ont à définir.

La chronique de Bernard Jullien est aussi sur www.autoactu.com.

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