Nous le soulignions déjà lorsque, en septembre, les 18 pages rédigées par le nouveau patron de Renault et destinées aux Organisations Syndicales (OS) avaient fuité, le virage proposé ne se réduit pas au passage d’une logique de volume à une logique de valeur, il concerne aussi la relation de Renault avec la France.
Ainsi, Luca de Meo (LDM) écrivait en septembre : "Ma vision pour la France est la suivante : il faut nous reconnecter à notre territoire. Toutes les marques fortes sont leaders sur leur propre marché. Pour nous, il s'agit de savoir quelle valeur nous pouvons apporter au pays."
Dès lors qu’il s’est donné plusieurs mois encore pour passer de ces 18 pages issues des premières rencontres et analyses faites pendant l’été à ce plan présenté collégialement jeudi, chacun se demandait comment ces louables intentions allaient être concrétisées et, donc, si l’a priori favorable qui en résultait allait pouvoir persister. Plus précisément, lorsque l’on évoque la relation de Renault avec "la France", il faut avoir en tête essentiellement cinq "parties prenantes" centrales dans la vie d’une telle entreprise : les clients (ménages et entreprises), les fournisseurs, les salariés et leurs représentants, les pouvoirs publics locaux et plus généralement les territoires liés à l’activité productive et de recherche de Renault et l’Etat, à la fois actionnaire et responsable de la politique économique, industrielle et du commerce extérieur.
A ces cinq niveaux, même si des doutes ou interrogations peuvent persister, les présentations des quatre ténors que sont les patrons des quatre marques désormais comme les réponses qu’ils ont apportées aux questions ensuite sont plutôt convaincantes : les distances que semblait avoir pris dès le départ Carlos Ghosn par rapport à "la France" -voire par rapport à l’idée même de "nationalité" de l’entreprise- sont susceptibles de se réduire et de permettre la "reconnexion" évoquée par LDM en septembre.
Bien évidemment, on pourra, en cherchant à voir le verre à moitié vide, trouver à cette thèse de solides objections sur deux registres principalement.
La première objection est que la principale promesse associée en septembre à ce réengagement de Renault en France était – et reste – celle de l’assemblage en France d’un véhicule électrique (VEB) destiné à être proposé aux clients à un prix de moins de 20.000 euros. Cette promesse reste pour l’heure une promesse et, là où LDM aurait pu dès ce mois de janvier se réserver une espèce d’état de grâce en en faisant l’annonce, il préfère insister sur l’ampleur du défi industriel et économique associé à ladite promesse et en faire une marge de négociation avec toutes les parties prenantes et en particulier avec les OS et les pouvoirs publics locaux et centraux : "Ce n’est pas encore décidé. Nous aurons besoin du soutien de tout le monde syndicats, fournisseurs, pouvoirs publics", a ainsi répondu LDM à une question posée à ce sujet.
On croit effectivement avoir compris que l’emblématique projet R5 ne prendrait tout son sens – y compris vis-à-vis des clients – que si Douai en accueillait l’assemblage. Le management de Renault sait combien cette victoire importe – y compris électoralement - à Xavier Bertrand, Emmanuel Macron et aux OS.
Chacun aura à cœur de montrer à l’issue du processus de négociation combien il a pesé dans la décision. Les dirigeants de Renault qui le savent entendent bien en jouer pour déclencher des espèces d’enchères à la baisse : c’est de bonne guerre et les actionnaires et analystes ne comprendraient pas que Jean-Dominique Senard et LDM fassent ce cadeau sans se servir de cet avantage politique.
Comme le montrent les déclarations faites par Luciano Biondo à la Voix du Nord, l’hypothèse Douai tient encore largement la corde et c’est plutôt en plaçant les uns et les autres dans cette perspective et, en montrant, combien la France perdrait à ce qu’elle ne soit pas validée que Renault conduit les négociations. C’est adroit.
La seconde objection concerne les dossiers sur lesquels le "nationalisme" de LDM et de ses équipes ressort comme étant assez relatif. De ce point de vue, on pourra estimer que la perspective d’une R5 assemblée en France vient contrebalancer – ou rendre plus digeste - des décisions en sens opposé.
Dans cette catégorie, sur le volet industriel, on rangera :
- le lancement de la Twingo ZE qui reprend l’esprit –et le graphiste- de
la campagne de lancement de la Twingo 1 d’il y a presque trente ans pour assurer le succès commercial d’un modèle qui n’est plus assemblé à Flins –comme la Twingo à l'époque et comme la Zoé actuellement– mais à Novo Mesto en Slovénie;
- le lancement de la Dacia Spring qui devrait être associée à des volumes de vente importants, bénéficiera en France d’importantes aides à l’achat comme tous les VEB en 2021 et 2022 mais sera importée de Chine;
- les assurances données aux usines et salariés espagnols lors des questions que les deux sites d’assemblage de Valladolid et de Palencia n’auraient pas à souffrir malgré le remplacement en 2022 de Mégane – assemblée aujourd’hui à Palencia dans ses versions Berline et Break, thermiques ou hybrides rechargeables – par la e-Mégane assemblée à Douai.
En matière technologique et/ou sur le terrain de "l’indépendance de l’Europe et de la France" en matière de compétences clés dans l’avenir de l’automobile, on pourra de même trouver quelques ombres au tableau :
- le véhicule autonome est, dans la division du travail leader-follower au sein de l’Alliance, du ressort de Nissan qui, entre soutiens japonais et chinois, est considéré comme mieux à même de tirer l’attelage;
- sur les services connectés et leur montée en puissance en matière de qualité perçue par les clients comme en matière de capacité à générer de la valeur, Renault compte d’abord et avant tout sur son partenariat avec Google;
- dans le domaine clé de l’hydrogène et de la pile à combustible, Renault va aller au bout de sa collaboration avec Symbio (Michelin-Faurecia) pour le Kangoo mais comptera ensuite pour verdir ses VUL -dont on sait l’importance pour Renault en général et pour l’assemblage de véhicules Renault en France en particulier- sur
son partenariat avec l’américain Plug Power dans lequel le Coréen SK vient d’investir 1,5 milliard de dollars;
- dans le domaine des batteries, il n’a pas été question de l’airbus Stellantis-Saft mais d’attirer éventuellement sur le pôle Hauts de France un "grand partenaire" -LG probablement- pour assurer aux assemblages de VEB à Douai un approvisionnement domestique.
Ainsi, le patriotisme affiché par l’Italien, en ligne avec son Président et en rupture, là aussi, avec la doxa ghosnienne n’est pas, loin s’en faut, un isolationnisme et Renault a aussi à gérer l’Alliance et à ménager avec d’autres nations comme l’Espagne, la Russie, la Roumanie, la Slovénie, le Maroc ou la Turquie des relations qui, sans être aussi fondamentales, n’en sont pas moins cruciales pour la réussite du plan.
Malgré cela, le plan comporte indéniablement une forme explicite de quête d’un nouveau deal entre Renault et les parties prenantes françaises.
L’association de l’idée d’un grand retour sur ce segment et de la remise en question pour l’électrique de la doctrine "plus de B en France" est assez clairement une allusion à ces beaux jours de l’assemblage de VP Renault en France. Luciano Biondo, nouveau directeur industriel du pôle électrique de Renault, est plus explicite encore que ne l’est LDM à ce sujet
lorsqu’il déclare à La Voix du Nord :
"On a répété pendant des années qu’il était impossible de produire en France des véhicules de segments C et B électriques, ces petites citadines qui sont aujourd’hui au cœur du marché. Je veux prouver que c’est possible et que cela peut être fait dans le Nord."
De fait,
l’idée de "l’Electro pôle" centré sur les Hauts de France, connecté à Cléon pour les turbines et susceptible de mobiliser un écosystème incluant une giga-factory peut et doit permettre de rompre avec une logique de mise en concurrence des sites qui a largement tourné en la défaveur des sites d’assemblage français depuis des années.
Clairement, si la R5 devait – à la place ou à côté d’une nouvelle Zoé – devenir le best seller rêvé, ce serait très probablement au détriment de Clio et, dès lors, la volonté d’éviter les surcapacités qui est au cœur du plan, ne pourrait que tourner en la défaveur d’autres composantes de l’organisation industrielle de Renault en Europe et, en l’espèce, du site de Bursa qui, jusqu’ici, avait remporté tous les arbitrages.
Ce serait, au sens astronomique du terme, une vraie révolution. L’espoir pour les salariés, les territoires et l’Etat est d’abord là et, si on conçoit qu’il soit adroit de différer l’engagement ferme, il faudra rapidement lever les doutes pour préserver l’état de grâce.
Sur le terrain technologique, en lien avec le retour de la politique industrielle qui se dessine sous le plan de relance français et le "green deal" européen, Renault veut, sans se priver des moyens de se différencier de PSA (en abandonnant son partenariat avec Symbio et en n’embarquant pas dans l’Airbus Stellantis-Saft), apparaître comme un partenaire engagé et loyal de l’Etat et des Régions.
Ainsi, sur le terrain de l’énergie et de l’économie circulaire, Renault s’inscrit explicitement dans des axes de politiques publiques qui lui vaudront d’importants soutiens. LDM a ainsi cité la production d’hydrogène décarboné comme étant à l‘agenda.
On sait que Total et Engie viennent de signer un accord de coopération pour concevoir et exploiter le projet Masshylia. Même si son partenaire sera désormais américain Renault aura toutes les raisons de devenir client du consortium et d’offrir ainsi à son assemblage de VUL français une vie dans l’après-Diesel.
De la même manière,
comme le soulignait Florence Lagarde vendredi, à côté de l’accord avec Google et comme pour le contrebalancer, LDM a annoncé jeudi que pour
"défendre notre souveraineté dans ces technologies", Renault menait un projet collaboratif baptisé Software République qui rassemblera des acteurs tels que Orange, Atos, STI, Dassault, des universités dans un laboratoire géant de 100.000 m2 ouvert aux partenaires à proximité du Technocentre.